Publié le 2021-01-04 | Le Nouvelliste
« Vers minuit, j’entends quelqu’un dire “la chaloupe est là.” Ils rentrent dans ma cellule dans la prison de la caserne des macoutes aux Cayes. Ils me mettent un sac sur la tête. Ensuite, ils me mettent dans un deuxième sac qui arrive jusqu'à mes pieds dans lequel ils mettent des cailloux. Astrel Benjamin, le chef des macoutes des Cayes, est là, je reconnais sa voix.
Je dois pendant la nuit être jeté dans l’océan, je l’apprendrais après.
C’est à ce moment que les musiciens de l’orchestre que je gérais arrivent. Ils demandent ma libération. L’évêque des Cayes demande également ma libération.
Je ne sais pas qu’ils sont là, je le saurais après coup.
J’ai les yeux bandés pendant qu’Astrel Benjamin dirige une session de torture au cours de laquelle on me bat copieusement pendant plus de 15 minutes avec des câbles de haute tension. Après ça, il me libère. »
Récit de la première arrestation de Max Bourjolly en 1960 sous la présidence de François Duvalier
Max Bourjolly ne crie pas contrairement aux leaders politiques haïtiens de nos jours. Il ne commande pas l’attention avec le volume de sa voix ni avec la confrontation voire la provocation. Sa manière est posée, raisonnée presque clinique. C’est que l’homme possède une maitrise en sociologie politique et une formation en lutte politique de l’élite Institut des Sciences Sociales de Moscou. Il y a étudié trois ans en tant que cadre-leader de parti politique, celui qu’il a aidé à fonder : le Parti Unifié des Communistes Haïtiens (PUCH). Rarement homme politique aura connu, comme Max Bourjolly, la vie de parti, la clandestinité, la prison, l’exil, le retour en grâce, la gloire et la chute. Sur le terrain, il a failli mourir pendant les trois décennies de son combat acharné contre la dictature et guidé par cette quête pour la liberté et la justice sociale visant à mettre fin aux inégalités et à l’exploitation empoisonnant la vie des haïtiens. Il raconte avec une mémoire infaillible la lutte clandestine menée et ses nombreuses arrestations, plus particulièrement celles qui l’ont conduit à Fort Dimanche, ce goulag haïtien qu’il compare à un camp nazi. Les souvenirs sont là, intacts, et il en fait un livre à paraître bientôt. Il se souvient des lieux, des noms, et des dates.
C’est au Centquatre, une ancienne morgue convertie en centre culturel situé au cœur du 19ème arrondissement de Paris, zone populaire bouillante d’activités, que la rencontre a lieu. Difficile de déceler dans les petits pas de l’homme, le chef de parti politique et infatigable militant qu’il a pu être, sauf dans la maitrise de son récit, la manière rigoureuse dont il précise les faits et son analyse pointue des hommes. De taille moyenne, mince, et portant un blouson contre les pluies incessantes et les vents féroces du temps parisien, Max Bourjolly tisse systématiquement le fil de la terreur sanguinaire du régime des Duvalier, François et son fils Jean-Claude. Fines lunettes qui laissent percer ses yeux bruns au-dessus d’une barbe sel et poivre, la voix de Bourjolly devient plus grave, plus résonnante, plus urgente quand il détaille ses emprisonnements dans des conditions inhumaines et les lourdes pertes de ses camarades.
C’est durant son adolescence aux Cayes où il grandit que Max Bourjolly est témoin d’une scène insolite qui signe tout son combat contre l’injustice. Un jour, TiKichoy, le paysan bossu qui s’occupe des terrains familiaux à Dori près de Maniche, est battu sur sa bosse quand il arrive en ville sans les recettes générées par les champs cultivés. En soi, le geste est brutal. Pire, c’est Luc Bourjolly, son propre père qu’il dit être généreux, qui en est responsable. Qu’importe, Max Bourjolly décrit ce moment comme le plus marquant de sa vie. « Je suis quelqu’un qui n’aime pas l’injustice. J'ai horreur de voir les gens dans la misère. J’aurais pu mener une vie tranquille, comme tous ceux qui ont décidé de ne pas voir l’océan de misère dans laquelle patauge la population. »
Max Bourjolly est encore au lycée Philippe Guerrier quand il participe à la grève contre le projet de prolongement de mandat du Président Paul Magloire. Ensuite, il organise des mouvements de protestation pour dénoncer les élections de Duvalier, jugées frauduleuses. « J’étais déjoie-iste, comme tout bon Cayen qui se respectait. J’avais déjà lu le Manifeste de Marx Engels, la vie de Lénine, Travail salarié et Capital de Karl Marx. Ma pensée politique était déjà en place, mais n’avait pas encore de label. Et je n’étais pas dans un parti politique. »
La sociologie, il y arrive par hasard. Il aurait pu aussi devenir ingénieur ou avocat. Après son baccalauréat, il part à Port-au-Prince étudier le génie à l’Ecole Polytechnique (précurseur de la Faculté des Sciences), mais n’est pas accepté à cause de son refus de prendre une carte du parti Duvaliériste. “Je n’imaginais pas ça. Pour moi, c’était le résultat scolaire qui devait compter.” Qu’importe, l’année suivante, il essaye à nouveau. La réponse est la même : pas de carte, pas de place.
Il se tourne vers le droit. En première année, au cours d’un débat sur la plus-value, il apporte une réponse qui correspond à la pensée de Marx. Son professeur d’Économie, Me. Lebert Jean-Pierre, également Ministre de l’économie et des finances de Duvalier, lui lâche : “Donc vous êtes communiste ? Et bien ici, ça ne passe pas. Je souhaiterais que vous ne fassiez plus partie de mon cours. Ça n’ira pas plus loin.” Hors de question, donc, pour Bourjolly de continuer ses études parce qu’en le chassant de son cours, Me. Jean-Pierre le renvoie de facto de la Faculté de droit de Port-au-Prince puisque le cours est obligatoire.
Le jeune Cayen retourne chez lui. C’est par l’entremise du journaliste-poète Auguste Ténor, travaillant aux Cayes dans le cadre du programme d’éradication de la malaria (SNEM), qu’est née son adhésion à un parti politique, en 1962. « Il m’a mis le manifeste du Parti d’Entente Populaire (PEP) fondé par Jacques Stephen Alexis entre les mains. C’est ainsi que je décide de m’engager dans le combat visant à apporter une réponse capable de mettre fin à cette injustice sociale. »
L’homme explique son choix politique : « Ce n’est pas le marxisme qui m’a fait prendre conscience des choses, c’est la situation qui m’a amené au marxisme. Quand je l’ai épousé comme philosophie, j’étais déjà un révolté contre cette misère, contre ce que je voyais autour de moi. » Il adopte la théorie de Marx, parce qu’elle n’était pas « une vérité absolue » et qu’il était fasciné par la nécessité de « comprendre les contradictions qui se dénouaient et se noyaient, et ensuite les analyser pour en tirer des conclusions. La vérité aujourd’hui peut-être l’erreur de demain. Il n’y avait rien d’absolu sauf le mouvement. Je suis resté marxiste. »
Ceux qui ont pris l’initiative de former ce parti étaient communistes, déclare Max Bourjolly, mais l’objectif n’était pas de mettre en place un pouvoir communiste en Haïti. Ils étaient plutôt convaincus de la thèse de transformation sociale : « Le niveau de développement du pays ne permettait pas d’aller à une révolution, le pays n’était pas encore ‘mûr’. Il faut avoir des ouvriers éduqués, capables un jour d’être des fers de lance des changements. Il faut avoir une classe ouvrière qui ait une conscience de classe et qui puisse être le noyau de la lutte. Dans les années 60s, le secteur ouvrier était rachitique. »
Et la bourgeoisie ? « Ce n’est pas ton compte bancaire ou la couleur de ta peau qui fait qu’on soit bourgeois. D’ailleurs les gens du peuple utilisent le mot TiRouge pour parler des mulâtres pauvres. » Il y avait deux types de bourgeois et le parti voulait travailler prioritairement avec celui qui était lié au développement national, celui qui créait une industrie locale, ce qui donne des moyens aux locaux. « Déjoie était un bourgeois national. Tout ce qu’il faisait était investi en Haïti, » affirme-t-il.
Max Bourjolly lâche sans détour que Duvalier avait une seule ambition : le pouvoir absolu, pour lui et pour ses enfants. Pour arriver à ses fins, il n’a pas épargné ses propres partisans, ceux qui avaient fait sa campagne en 1957. Il a encouragé et félicité le viol, les assassinats et toutes formes d’exactions, dit-il. A titre d’exemple, il raconte qu’Astrel Benjamin, fort d’une déclaration publique de Duvalier « Astrel se yon boulet », avait dit que Duvalier l’encourageait à réprimer les bourgeois et l’avait exhorté à « inoculer par le bas la révolution duvaliériste. » Ainsi, le chef local des macoutes s’est autorisé a violé des femmes de la bourgeoise Cayenne. Le numéro deux avait confisqué le véhicule de Roger Villedroin, l’ancien président de la banque des Cayes, après l’assassinat de son fils, l’un des 13 de Jeune Haïti, et roulait avec en toute impunité. Bourjolly rappelle que des familles telles les Sicard et Remarais sont parties, et leurs biens séquestrés et pillés par les macoutes : « Tu imagines la fuite massive de tous les bourgeois des Cayes vers l’étranger. »
Lui aussi doit quitter sa ville natale à cause d’Astrel Benjamin, « sinon, j’étais mort. »
Cet homme de gauche continue la lutte à Port-au-Prince où il travaille avec l’Union Intersyndicale d’Haïti qui fédère les syndicats du port, de l’EDH, des hôtels, de la Minoterie et du Ciment d’Haïti. Attaché à celui des hôtels, il s’active dans l’organisation des membres pour qu’ils adhèrent aux idées du parti. « L’objectif est et a toujours été d’obtenir une transformation des conditions de vie des haïtiens. Militer, c’était ça, » explique Bourjolly qui décrit un processus aussi lent que long.
Ensuite, le Cayen rentre dans la clandestinité dans sa région natale. Il se métamorphose en Doktè Grenn et s’infiltre dans la population des montagnes de Platons dans le Sud, meilleure manière de créer des relations de confiance avec les habitants de la zone. Le pari était, à la longue, la récolte des fruits sur le terrain politique. L’expérience dure près d’un an jusqu’au jour où il est reconnu par un ami, ce qui le force à fuir vers Port-au-Prince.
Le militant connait bien les risques : « C’est un travail d’abnégation. Il y avait un pouvoir terroriste en place, donc si on se faisait attraper, c’était la peine de mort. On circulait avec son cercueil sous les bras. L’issue était fatale. » Max Bourjolly estime à près de 3000 les militants communistes, ouvriers, paysans, étudiants morts dans lutte contre la dictature des Duvalier, père et fils. « On ne sait pas ce qu’ils sont devenus. On a eu une saignée terrible dans nos rangs. Quand on te dit qu’il ne faut plus aller chez tel copain qui est arrêté ou tu es obligé de rentrer en clandestinité totale, tu sais que ton tour peut arriver à tout moment. Et un jour, ça a été mon tour. »
C’est le 26 juillet 1967. Des macoutes le kidnappent près de l’Église Saint-Anne à deux pas de chez sa mère. La voiture monte la route de Bourdon vers la résidence de madame Max Adolphe, chef des Tontons Macoutes, quand l’un des macoutes lui demande : « Est-ce que vous connaissez Adrien Pierre ? » La trahison, Max Bourjolly la découvre. Adrien Pierre est un ami du lycée. Après avoir reçu leurs ordres, ils le conduisent à Fort Dimanche où après son interrogatoire, il entend : « Fè yo mete l nan poulaye a. » Traduction : l’espace des prisonniers de droit commun.
Juste en face est celui réservé aux « privilégiés » du régime. L’un d’eux le reconnaît des Cayes. Son sauveur s’appelle Lubin, ancien voisin, hougan sous le temps de Magloire, converti en commandant des Tontons Macoutes à Mariani. Désormais, chaque jour, Bourjolly forme un petit bol avec ses mains et Lubin y vide une cuillerée de maïs qu’il s’empresse d’attraper. Il le mange brulant, qu’importe, c’est sa seule nourriture. Lubin lui offre un verre d’eau qu’il fait durer une journée, goutte-par-goutte. C’est énorme, si l’on se penche sur le geste de Lubin. « Même en enfer, gen moun pa, » sourit le Cayen en affirmant le proverbe haïtien.
L’homme est sonné par ce qu’il voit même s’il sait de manière théorique que quand on rentre à Fort Dimanche, « ou pa soti. » Les gens sont dans un état déplorable. « Figi yo zo, » explique le vieux militant qui parle d’images d’hommes et de femmes cadavériques semblables à celles vues après la famine dans le Sahel.
Max Bourjolly reprend le fil du récit des conditions dantesques de la prison des Duvalier : « Toutes les semaines, il y a au moins un mort. J’entends quand on gratte le sol derrière la prison. Ce n’est pas un vrai trou comme au cimetière et les chiens viennent avec la décomposition des corps. J’entends leurs aboiements quand ils se disputent les cadavres. Ce sont des choses difficiles à imaginer pour les gens qui n’ont jamais connu la période ou les camps de concentration. »
L’homme reste sobre et totalement lucide quand il dit s’être demandé : « Combien de temps je peux tenir comme ça ? S’il y a une chose qui me taraude en prison, c’est bien cette question. » Après près de trois mois à Fort-Dimanche, « j’ai des trous sur tout mon corps, du pus en sort. Je réfléchis et me dis que mon cerveau va se détériorer. M ap mouri sou pye. Ainsi je prends la décision de tenter le tout pour le tout. Je tente ma chance. »
Il demande à voir ses geôliers. Trois jours plus tard, il est questionné par le capitaine Delva, commandant de la prison, puis par madame Adolphe, qui décide de le libérer parce qu’il a réussi à faire croire qu’il est victime d’une vengeance privée. Comme un cadavre ambulant, il retrouve sa mère et ses camarades.
Quelques mois plus tard, en 1968, Max Bourjolly part en Union Soviétique. A 27 ans, il prend le pseudonyme Jean Benjamin pendant ses trois années d’études à l’Institut des Sciences Sociales à Moscou. C’est là dans ce village étudiant où tout le monde est, en fait, quelqu’un d’autre -- l’identité n’était jamais dévoilée -- qu’il côtoie les jeunes leaders communistes du monde entier, incluant Thabo Mbeki, futur président de l’Afrique du Sud. Après, il fait des courts séjours au Tchad et au Congo pour dissimuler les traces de son séjour en Union Soviétique.
C’est en 1969 pendant son séjour à Moscou que les deux partis de gauche-- le Parti populaire de libération nationale (PPLN) et le PEP -- se fusionnent en Parti de l’union des démocrates haïtiens (PUDA) pour devenir après quatre ans, le Parti Unifié des Communistes Haïtiens (PUCH).
Les yeux de Max Bourjolly s’allument quand il raconte sa rencontre en juin 1969 à Moscou avec René Théodore, celle-ci a tout d’une scène de cinéma. Les deux hommes se rendent compte que leurs destins s’étaient croisés six ans plus tôt à Port-au-Prince pendant la lutte clandestine du PEP -- Bourjolly était Kafka et Theodore était Lambert. Tous deux participeront à la Conférence mondiale des partis communistes du monde quelques jours après. Théodore, à qui il rend un hommage appuyé, deviendra son camarade de toujours.
Le militant poursuit plus tristement son récit en évoquant la tuerie de la ruelle Nazon qui a décimé la direction du parti. « René et moi étions dans la même salle pleurant l’évènement. » Cette défaite, puisqu’elle en était bien une, ouvre une brèche au sein du mouvement et révèle leurs faiblesses tactiques et sécuritaires. A ce jour, il questionne encore des hypothèses. Une chose dont il ne doute pas, c’est le nom du traitre : Frank Eyssalem.
A 79 ans, Max Bourjolly ne paraît pas cassé ou frêle comme on imagine les vieux corps, surtout ceux qui ont fait la prison en Haïti. Avec la précision d’un horloger suisse, il égrène les différentes étapes de sa vie. Dans les années 70s, c’est l’impossibilité de rentrer au pays à cause de la répression. Donc, il milite en France. Enfin en 1976, il a 35 ans quand il est envoyé en République Dominicaine pour regagner Haïti clandestinement. Sa mission : établir une route pour pénétrer Haïti, à l’image du underground railroad où passaient des esclaves du sud vers la liberté au nord des États Unis. Il y travaille pendant plus de deux ans. Il évoque cette forte pluie en pays voisin qui le pousse à s’abriter plus longtemps que d’habitude, ce jour qu’il est capturé avec un camarade. Il est emprisonné à Pédernales, transféré à Baharona, ensuite au Cap-Haitien, et finalement aux Casernes Dessalines pour être envoyé pour la deuxième fois à Fort-Dimanche.
Le récit de ce survivant du goulag qu’était Fort Dimanche rivalise d’horreur ceux d’autres qui ont témoigné tels Patrick Lemoine, Bobby Duval, Boulon Fils-Aimé et Marc Romulus. Max Bourjolly décrit avec force détails le traitement réservé aux prisonniers et met en cause la responsabilité de l’Armée d’Haïti ainsi que le corps des Tontons Macoutes, dirigé pendant près de 20 ans par madame Adolphe. Les prisonniers politiques se parlaient dans le langage obligé de la prison car « il fallait lire les lèvres. » Il faut une solide imagination pour deviner le régime mis en place pour déshumaniser les prisonniers : « Ou pa gen non, ou pa gen nimewo. Yo voye w la pou w pouri avan w mouri. C’était aussi la faim et la soif et la chaleur. » Les chiens étaient là, omniprésents, parce que Fort Dimanche fut le théâtre de nombreuses tueries. Il y avait aussi l’amitié et la solidarité entre les hommes.
Max Bourjolly s’indigne de la désaffectation de Fort Dimanche par le président Jean-Bertrand Aristide. Il a commis un impair lorsqu’il a invité les gens à rentrer dans « le salon du peuple. » Les riverains ont occupé l’espace, l’ont adapté à leurs besoins et ont fait des interventions structurelles. « Je vis très douloureusement le fait qu’Aristide kraze Fort Dimanche. C’est dommage. C’est un lieu de mémoire, cela ne pourrait être une solution de mal-logements. » Il faudrait emmener des écoliers, des gens qui ne savent pas ce qu’est ce goulag, pour voir là où on mettait les compatriotes, affirme-t-il. « Je vois qu’il n’y a rien qui me reste pour montrer le régime sanguinaire. On a retiré cet outil de mes mains. Je ne le regarde pas intellectuellement comme ceux qui l’ont vécu à distance. Moi, j’ai vécu l’horreur. Il faudrait qu’on puisse dire ce qui s’est passé. Aristide m’a privé de cette possibilité. Ça diminue fos mesaj mwen. »
Il faut un espace de recueillement à Fort Dimanche, aujourd’hui livré à des squatteurs, selon Max Bourjolly. « Nous n’avons pas de mémoire, donc même si le bâtiment n’est plus là, il faut mettre un monument avec les noms des gens qui y sont morts. Le problème, c’est qu’il faut l’élément officiel : que l’État reconnaisse qu’à un moment l’État a contribué à ce crime. ».
En 1977 avec l’élection du Président Jimmy Carter aux États-Unis et la résonance mondiale de son agenda des droits humains, Duvalier amnistie 104 prisonniers politiques, parmi lesquels onze dont Bourjolly qu’il expulse à la Jamaïque. Le militant retourne en France où il mène une vie de leader de parti politique en exil : organiser des rencontres, travailler avec son réseau pour faire avancer la cause d’Haïti, faire connaître la barbarie du régime Duvalier.
Comme un bon leader politique, Max Bourjolly a l’art de réunir les mots pour expliquer une doctrine qui laisse peu de place au doute. « Le Duvaliérisme est un système de pensée et une façon d’agir que Duvalier a amenée. C’est la prise de pouvoir pour lui et au nom des classes moyennes noires pour faire fonctionner l’appareil de l’état contre les mulâtres, donc c’est un pouvoir mangeur de mulâtres. Duvalier était un noiriste. Il fallait créer une nouvelle bourgeoisie qui corresponde à son passage au pouvoir. Cela ne pouvait se faire sans résistance, donc il fallait mater toute velléité de résistance. C’était l’anéantissement de tout ce qui voulait aller à l’encontre de sa volonté. C’était un pouvoir terroriste et raciste. »
Et il continue de tisser la terrifiante et très cohérente histoire et ses conséquences. « Le régime de Duvalier était barbare. Cette barbarie représentait à mes yeux une sorte de fascisme de sous-développement. Duvalier a même dit un jour sur les marches du palais lors d’une cérémonie : ‘J’aime la sauvagerie. J’aime la sauvagerie de mes Tontons Macoutes.’
Max Bourjolly a le regard dur et triste et une voix claire et solennelle quand il ajoute : « Imaginez une ville comme les Cayes ou Gonaïves, et qu’elle disparaît comme un trou noir, et ses habitants disparaissent de la carte. La répression des Duvalier a cet ordre de grandeur. Imaginez ça ! C’est l’ampleur quantitative de la barbarie. Qualitativement, c’est la destruction des valeurs morales : des jeunes qui respectent les vieux, du respect de la parole donnée. Avant, une poignée de main suffisait, mais aujourd’hui, même avec un papier, ça ne suffit pas. »
En Février 1986, le dictateur Jean-Claude Duvalier part en exil. Un mois après, le natif des Cayes revient en Haïti. En sa qualité de numéro 2 du PUCH, il côtoie les hommes politiques, toutes tendances confondues. Il évoque sans cesse l’exigence de mesures sociales pour réduire les inégalités et l’ouverture d’un procès du Duvaliérisme. « On n’a pas dit d’engager des juges, mais plutôt qu’il fallait des spécialistes en sciences humaines et sociales pour essayer d’analyser et comprendre pourquoi de 1804 à Duvalier, nous sommes arrivés à ce qui l’a rendu possible. Il faut un procès pour exorciser le mal. Après, il faut établir les responsabilités, même quand on dit que le chef – Duvalier - assume la responsabilité des subalternes, mais des fois des subalternes sont pires que le chef. Ensuite il faut arriver à quoi faire pour que cela n’arrive plus jamais. » Il déplore que ce procès n’ait pas eu lieu, peut-être à cause de l’implication de certains acteurs sur place : « Voilà pourquoi aujourd’hui Nicolas Duvalier peut revenir et dire des choses. »
Au crépuscule de son séjour en Haïti, il voit la formation du Mouvement pour la Reconstruction Nationale (MRN) par René Theodore. Bourjolly est sceptique, maintient son indépendance et reste avec le PUCH, parti sous la bannière duquel il présentera sa candidature à la Mairie de Port-au-Prince en 1990.
L’exil
Un jour de Janvier 1992, il apprend de source sûre que le colonel Michel François planifie une embuscade où il sera assassiné. Il y a urgence à agir. Le lendemain, au petit matin, il emprunte une route déserte de montagne pour se rendre à l’aéroport, avec un arrêt pour saluer le camarade René Theodore. A 51 ans, il fuit une mort certaine.
L’exil de son pays est toujours un évènement triste, encore plus pour un militant politique. Il retourne à Paris, où il devient tantôt chauffeur de taxi, tantôt professeur de mathématiques, tantôt chef d’entreprise jusqu'à sa retraite en 2004. « J’avais l’intention de revenir. Mais une fois parti, j’ai analysé la situation et compris que retourner et servir ne valaient plus la peine. » J’ai mis du temps à l’accepter. « Dans la réalité, la mue n’était pas facile. La rupture a été pénible. »
Max Bourjolly revendique sa contribution à la lutte contre la tyrannie et l’injustice : « j’ai donné ma part de l’adolescence jusqu’à 1992. On a fait ce qu’on a pu faire, ce que nos capacités nous permettaient de faire. Si on ne l’a pas fait, c’est qu’on n’avait pas les clés. C’est très facile de jeter la responsabilité sur un autre. C’est commode d’ailleurs. Simplement, il y a un constat qu’en 1986, on avait une popularité très élevée et on faisait partie des éléments capables d’apporter une solution. » Il reste lucide : « A partir du moment où on a loupé son tour, on sait que l’histoire ne repasse pas deux fois. »
Son plus grand échec ? « La façon dont tout ça s’est terminé. On n’a pas su concrétiser cet élan d’enthousiasme réel à notre égard et le transformer en véritable changement politique pour le pays. On a raté le coche. On n’a pas su saisir la balle. On n’a pas pu transformer ces attentes. » Le septuagénaire aux cheveux grisonnants est surtout doué d’une éthique de la vérité et d’un incroyable sens d’analyse critique : « Il n’y avait plus d’homogénéité dans notre pensée. Il y a eu trop de divergences liées au long exil, chacun de son côté. Trop de temps passé dans la clandestinité, trop de différences idéologiques, de conduites tactiques. Ça a laissé des traces. »
Son plus grand succès, Max Bourjolly le savoure : la distribution de près d’un demi-million de livres. Quand un journaliste lui apprend la soif de lecture des jeunes haïtiens, il organise, à « la sueur de coude » avec Gerald Bloncourt et d’autres du PUCH, la collecte des livres. Les gens des grandes villes du pays étaient comme « des fourmis en file d’attente. »
Dans le vocabulaire de Max Bourjolly, il y a des mots qui reviennent souvent tels camarade, marxiste, militant, injustice sociale et il reconnaît que : « La parole est plus qu’un moyen de communication quand la politique est en jeu, la parole est une arme. »
Bourjolly a l’élégance de dire qu’il ne dira jamais du mal de ses camarades, même s’il s’octroie le droit de critiquer les actions de certains de manière clinique comme le dirigeant politique stratège qu’il a été pendant plus de quatre décennies. Son regard est cruel, voire tranchant pour certains autres dirigeants, sauf pour Marc Bazin et Sylvio Claude. « Leurs paroles valaient quelque chose et ils avaient une ligne, même si c’était la théocratie pour Claude. Les autres n’avaient pas de vision pour le pays. C’était du brouillard et plutôt comment il s’appuiera sur toi pour grandir - bourik travay pou chwal galonen. Les Benoit, les Déjoie, les K-Plim raisonnent d’une manière simple : ‘comment je peux faire pour l’éliminer pour que ça soit moi.’ Toutes leurs actions vont obéir à ce postulat. Il va te dire tout ce que tu souhaites entendre, mais son objectif c’est lui. ‘Oui, on veut que cela marche, mais à condition que ce soit moi le chef.’ De plus, alors que le partenaire te dit oui, il sait qu’il ne veut pas dire oui. J’ai appris à comprendre que le marronnage haïtien était plus fort que la raison. »
Sa colère est froide et déterminée contre le général président Prosper Avril qui, après avoir approuvé la détention d’armes par le PUCH pour se défendre, a utilisé cette information pour le faire arrêter. Quand survient le badigeonnage, par des hommes d’Avril, des sièges de partis politiques avec de la matière fécale, la déclaration de Max Bourjolly reste dans l’histoire : « Il y a ceux qui font la politique avec la matière grise, d’autres avec la matière fécale. »
Pourquoi écrire ses mémoires ? « Tout révolutionnaire regarde le passé, c’est toujours à travers le passé qu’on peut voir l’avenir, » dit-il espérant que son témoignage aidera à continuer la chaine de transmission de ce qu’a été la barbarie.
A l’aube de ses 80 ans, l’homme à l’impeccable diction fait le bilan. Il est mutique sur sa vie privée sauf pour dire qu’il a cinq filles, un divorce et un remariage, un frère, une sœur et que sa mère morte à 99 ans était une haïtienne née à Cuba. Si le Cayen est attentif à sa santé, c’est en partie à cause des séquelles de ses emprisonnements à Fort Dimanche. Le regard est vide, la voix est sûre, l’armure tombe quand il résume : « Mon problème était comment sortir les gens de cette misère. Mon cœur n’était pas assez bien accroché pour regarder cela. C’est le fil conducteur de mon engagement, de mes combats et de mon refus de participer à toutes les propositions qui auraient pu me permettre une vie matérielle aisée. Je me suis mis en situation de précarité, mais je n’ai jamais été dans la misère. »
A l’aube de 2021, la population d’Haïti a complètement changé ainsi que la géographie du pays, selon Max Bourjolly. Ainsi, il ne prodigue des conseils que sur demande, mais déclare : « Haïti est comme une maison infectée par des termites. Il faut soit incendier, nettoyer et reconstruire. Ou mettre du poison pour désinfecter radicalement et reprendre le contrôle. »
Aujourd’hui, Max Bourjolly déclare avec une élocution appuyée : « Mon rêve pour Haïti était de marier la Marseillaise, qui est un chant universel qui parle de liberté, et l’Hymne International, autre chant universel qui parle de justice. Je voulais marier ces deux idéaux. C’est cette image là que j’aurais aimé laisser à la postérité : quelqu’un qui a voulu lier la lutte pour la liberté avec celle pour la justice sociale. »
##
Monique Clesca
moniqueclesca@gmail.com et @moniclesca