LES ÉTERNELS EXCLUS

- LES ÉTERNELS EXCLUS

Deux siècles d’indépendance. La première République noire du monde. La grande et décisive victoire des esclaves sur les puissances colonialistes. L’épopée de 1804. Ces titres de gloire ne cessent d’être évoqués quand on parle d’Haïti et du peuple haïtien. Si l’Indépendance d’Haïti a été réalisée effectivement avec les esclaves, il parait de plus en plus évident que la République d’Haïti, si république il y a, a été créée évidemment sans eux, et subtilement contre eux.

En effet, en dépit des grands discours qui alimentent toujours les campagnes électorales et les cérémonies officielles, il est très difficile de retracer dans l’histoire de ce pays des projets, des programmes qui visent concrètement à l’amélioration des conditions de vie de la masse haïtienne. Cette tranche de la population est littéralement ignorée. Ce n’est par hasard qu’elle croupit dans la crasse ; les décideurs de ce pays, toutes catégories confondues, se sont toujours évertués à l’exclure aussi bien des décisions générales concernant le pays, que des démarches de développement quelconque.

Le problème de communication

Rien que dans le domaine de la communication, nous constatons qu’après deux siècles d’existence, cette nation confronte toujours cette abominable contradiction entre la langue française, patrimoine adulé des élites haïtiennes et la langue créole, parlée par la totalité des citoyens.

Quand les décideurs parlent, même à travers “un créole folklorique”, ce n’est point pour les masses défavorisées, car ils ignorent leurs préoccupations profondes aussi bien que leur mode réel d’expression, justement à cause de cette “saine prostitution” qui caractérise la formation de ces dirigeants. Rappelez-vous :

Avec ma tête pleine de formules pompeuses,

Et mon esprit dressé pour les jeux de salon,

Je suis un étranger au pays de mes pères,

Et j’ignore les vrais mots pour parler à mes frères.

Le tableau qui suit, dépeint de façon poétique cette dure réalité du   peuple haïtien.

HAÏTI

Tout un passé de gloire entachée de misère,

Un futur incertain, mais peuplé de promesses ;

Un présent déchiré de combats indécis,

Tout cela se résume au seul nom d’Haïti.

Haiti! Haiti! Oui, fok mwen te kite’ou,

Il a fallu, fallu, fallu et bien fallu

Te quitter un beau jour pour un tour imprévu,

Mon doux berceau de terre et de pierres lavées

Par le vent impétueux des passions déchaînées ;

Ma crèche de paille fraîche desséchée au soleil,

Au soleil de la haine et de l’exploitation ;

Oui, il fallait cela pour vraiment te connaître.

Tes enfants t’abandonnent tout comme on fuit la peste;

D’autres encore te déchirent sans pitié d’ta faiblesse.

D’autres enfin se cramponnent, ceux-là tes préférés,

A ton corps décharné en te criant leur faim.

Ta robe, jadis si belle, est déjà en lambeaux,

Et ton radieux visage est balafré de coups.

Je t’enserre tendrement dans mon esprit troublé

Par l’assurance craintive de ton prochain réveil.

Je t’invente, Haïti, à longueur de mes nuits,

Transformant en clameurs, débordements de joie,

Tous ces bruits langoureux qui sortent de ton sein.

J’ose encor ne pas croire à tes gémissements,

Pensant plutôt aux cris de ton enfantement.

Oui !

Il te faut enfanter des femmes plus vaillantes

Qui voudront bien panser tes entrailles sanglantes ;

Des Haïtiens qui t’aiment d’une passion farouche,

Qui ne t’embrassent pas un poignard à la bouche ;

De nouveaux bâtisseurs qui sauront relever

Tes murs agonisants, jadis fierté des noirs.

Des enfants de Toussaint, des fils de Dessalines,

Tous ces Pères valeureux qui te donnèrent le jour.

                         Il faut pas que tu crèves. Non ! Il ne le faut pas.

T’as trop longtemps souffert pour accepter cela,

Sans remuer ta carcasse, toi, Perle des Antilles.

Il faut inscrire ton nom dans la nouvelle histoire,

Comme tu le fis jadis dans celle du vieux monde.

Il faut que la négresse reprenne ses colliers

Et que la mulâtresse trouve ses beaux souliers.

La voix forte du noir doit remplir tes enceintes,

Pour faire vibrer les cœurs des belles marabouts.

Je prie pour toi, ma vieille, mais ça ne suffit pas ;

Car il faut t’arracher aux chaînes d’ignorance.

Il faut laver ton sein pourri, empoisonné.

Il faut te dépouiller des entraves de mort.

Il faudra tout cela et beaucoup plus encore,

Car nous te voulons belle, belle, belle, HAITI.

Octobre 1965.

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