COMPRENDRE L'HISTOIRE ET LA REVALORISER
Par Jean Baptiste Luc Charlot
L’étudiant haïtien, devenu historien, intellectuel, homme de métier ou simple citoyen du monde, découvre soudain que presque toute l’histoire enseignée à l’école est truffée de fables, de rêveries ou simplement de mensonges délibérés. « Mon Professeur m’a raconté des mensonges », est le cri d’indignation, comme un dénominateur commun à nous tous anciens étudiants, exprimé dans le livre de James W. Loewen, américain. Henri Guillemin quant à lui, débute sa causerie sur La Commune de Paris en citant Chateaubriand et Simone Veil : « Faites attention à l’histoire que l’imposture se charge d’écrire. » (Mémoires d’Outre-tombe). Et Simone Veil : « Croire à l’histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole. »
Pourquoi ces dures sentences prononcées sur ce métier d’intelligence par des sommités qui pourraient se proclamer amants et amantes de l’histoire et historiens de carrière ?
C’est un peu parce que la poursuite de la vérité historique est une dure et pénible aventure, une vocation parsemée de tentations et de guet-apens. Véritable épreuve de Sisyphe. Je ne désire point ici dénigrer le sacerdoce des historiens. Je pense plutôt que c’est grâce à plusieurs d’entre eux, probablement invités ici à ce forum, qu’un fou de la médecine comme moi, ait acquis de nouvelles lumières. L’illustration de ce paragraphe ne réfère pas vraiment à l’épreuve de Sisyphe. C’est plutôt une comparaison flatteuse suggérant que l'oeuvre de l’historien s’inspire du génie de notre mère Nature, celle de la laborieuse fourmi qui réussit à faire rouler au sommet d’une pente une masse vingt fois plus lourde que son propre poids ! Autant il en coûte à l’historien intègre pour faire voir le jour à la vérité enfouie sous les décombres !
Une juste récompense pour ce constant travail de recherche est la joie et l’enrichissement intellectuel éprouvés au fur et à mesure que l’ombre ensevelissant la vérité s’estompe et que les faits cachés s’étalent au grand jour. Et l’on se retrouve alors réellement rééduqué mais sans pouvoir jamais se reposer sur ses lauriers. Par exemple, La vision du Dr Martin Luther King (MLK), embrassa-t-elle bien plus qu’il ne voulut en rendre publique ? Eut-il des éclairs de vision du panafricanisme ? Évita-t-il (trahison de sa mission ou pure stratégie) de quitter sa zone de confort, le cocon protecteur du pastorat baptiste parce qu’il eut besoin de la foule ?
Voici sur Google un libellé qui offense plus d’un : Martin Luther King nie la déité du Christ. Le titre en exergue:
The humanity and Divinity of Jesus (Feb 15th, 1950).
“King held unorthodox views on theology, which he expressed during the time at Crozer Theological Seminary. In a paper he wrote for a systematic theology class he cast skeptical aspersions on the doctrines of divine Sonship, the Virgin Birth (…the evidence for the tenability of this doctrine is too shallow to convince any objective thinker), and resurrection (…the external evidence for the authenticity of this doctrine is found wanting”).
Traduction :
King avait des points de vue assez hérétiques sur la théologie quand il s’exprimait, alors qu’il fréquentait encore le Séminaire théologique de Crozer. Dans un article qu’il a écrit pour un cours de théologie systématique, il a mis en doute les doctrines du « Fils divin », d’une « Vierge donnant naissance » — la preuve pouvant soutenir cette doctrine est trop superficielle pour convaincre un penseur objectif —, et « la résurrection » — pas assez de preuve pour confirmer l’authenticité de cette doctrine, jugée insuffisante.
Il appert que MLK eut une divergence profonde avec ses pairs sur des notions de théologie fondamentales ; qu’il avait des interrogations dérangeantes sur la foi, sur la rédemption, sur la vie éternelle, sur la résurrection, sur le péché originel (ou sur le péché tout court), sur l’immaculée conception, ou qu’il aurait même été imbu du mérite de notre spiritualité africaine tout à fait supérieure au mensonge européen. (Lire sa thèse de la théologie systématique de 1946). De là, la question posée par le panafricaniste Ray Hagins, lui-même un révérend pasteur, « est-ce que MLK choisit de s’acquitter partiellement de sa mission ou même est-ce qu’il en dévia ? La vérité historique semble être un énorme Oui. « La réponse », comme aimait dire l’ancien Président Gérald Ford, est un « Oui » catégorique (an emphatic yes).
D’un autre côté, la vérité historique pure persiste à être un mythe parce qu’elle ne s’accommodera jamais de quelque formule mathématique. Il n’y a pas de « preuve par neuf » de la vérité historique, que l’on sache. Même ce témoignage écrit au sujet du martyr de la non-violence ne nous permet pas un jugement exact sur sa pensée profonde. Qui peut savoir si le Dr King a cru à sa thèse jusqu’au bout, ou s’il n’aura pas changé d’avis ? Fut-il un hypocrite ou un sage qui eut le sens des priorités dans la cause qu’il défendait. Et si d’autres témoignages surgissaient pour démontrer qu’il avait compris qu’on ne peut combattre sur tous les fronts à la fois, et qu’il admettait l’adage ‘Qui veut aller loin ménage sa monture’ ? Copernic fut bien sage d’attendre jusqu’à son lit de mort, pour confier à sa femme la publication de son fameux manuscrit « De revolutionibus orbium coelestium (Des révolutions des sphères célestes) » plutôt que d’encourir le sort de Giordano Bruno ou la torture morale de Galilée. « L’histoire impose un dur labeur » et ma fille bien-aimée me disait, avant de partir : « L’écrivain est un éditeur ( writing is editing) ». L’historien intègre devrait s’attendre à réviser ses propres reportages et conclusions au fur et à mesure que de nouvelles informations s’avèrent plus pertinentes, plus rationnelles. C’est un devoir d’humilité qui fait l’honneur et la force incontestables de la science. En embrassant cette humilité, l’histoire s’octroie une avance certaine comme une sœur aînée indispensable.
Il nous revient de noter également qu’on peut difficilement se défaire de sa propre subjectivité. Qu’on soit Jules Michelet ou Henri Guillemin, l’historien vibre quand il écrit et est traversé par de puissantes émotions malgré les vœux et les protestations d’impartialité. On ne peut faire à la sincérité elle-même que le pari de la bonne foi. Henri Guillemin est clair là-dessus : « L’objectivité dont on parle toujours en histoire, ça n’est pas possible. » Il recommande alors, citant Victor Hugo : Dites le vrai, i.e. ne mentez pas.
« Ne me racontez pas un opprobre notoire. Comme on ‘raconterait’ n’importe quelle histoire.
(Victor Hugo, dans « Aux historiens »).
Et Guillemin d’ajouter :
« Comment considérer des faits comme des objets, une histoire humaine, une aventure humaine, quelque chose qui nous concerne tous ? L’impassibilité est impossible devant l’histoire. Mais si l’impassibilité est impossible, la loyauté est le premier devoir. Faire une histoire véridique. Dites la vérité…Je m’appliquerai à être honnête ».
UN DEFI PAS COMME LES AUTRES
Qu’il dévore des archives comme un rat de bibliothèque ou qu’il recueille ses informations de sources orales, l’historien reçoit ses communications du passé. Une caricature de la communication vraie en est une qui met deux interlocuteurs dans une chimie interactive où tout est clairement compris des deux côtés. Tel le chirurgien expliquant à son patient le mérite et les risques de l’opération à faire : Il lui fautt alors se mettre dans la peau du malade avec un détachement certain pour éviter toute interférence émotionnelle.
Car, en écrivant l’histoire, il y a beaucoup d’embuches ; l’une d’entre elles c’est l’idéologie où se retrouvent les convictions personnelles. Mais aussi l’éducation (de l’école ou de la famille), la culture, le rang social, les biais religieux, et la vision personnelle du monde propre à chacun. Un exemple banal de ce genre de conflits : le dilemme entre le militant « favorable au choix » et celui « favorable à la vie », le « viagra » versus le « contrôle des naissances », le clou et la vis en conversation !
Mais là où se retrouve encore le plus gros piège c’est le cas où le narrateur, à tort ou à raison, s’engage dans la déception par crainte de dire (ou devoir de cacher) la vérité, l’obligation de mentir, de tout falsifier. Exemple : l’historien en dialogue avec un informateur timoré ou avec un pur politicien. Lisez la citation d’un Jean Le Rond d’Alembert : La politique se conçoit comme une guerre civile larvée, dans laquelle l’arme du mensonge prend le relais des armes tout court. « L’art de la guerre est l’art de détruire les hommes, comme la politique est celui de les tromper. »
Allez demander à un historien d’écrire contre l’attente ou le goût de ses lecteurs ! « L’écrivain vit de sa plume…. Toute vérité n’est pas bonne à dire. »
C’est le cas de Beaubrun Ardouin parlant de la création du drapeau haïtien. Et un professeur m’a dit sur Pétion quelques vérités probablement omises dans ses écrits formels.
Et qu’en est-il de l’argument du « noble mensonge cher à Platon et utilisé à profusion par les pères de l’Église, et les conspirateurs sociaux ? Eusèbe, Origène et même St-Paul ? Écoutez ou lisez Ralph Ellis, Russel Gmirkin, historiens émérites !
Le fétichisme cynique de Platon :
« Pour bien diriger un peuple ou une nation, il faut des lois. Si on peut obtenir que ceux qu’on dirige croient que ces lois ont été ordonnées, dans un passé lointain, par un dieu puissant que tout le monde craint, et si ces lois sont accompagnées par une littérature nationale, unique, acceptée par tous comme sacrée, et surtout enseignée depuis la tendre enfance, …ce peuple, cette nation obéiront aveuglément à ces lois de génération en génération » (Russel Gmirkin).
En voici encore sur cette notion du noble mensonge :
« En religion, une fiction pieuse est un récit présenté comme vrai par l’auteur, mais considéré par d’autres comme fictif), bien que produit avec une motivation altruiste. Le terme est parfois utilisé de manière péjorative pour suggérer que l’auteur du récit a délibérément trompé les lecteurs pour des raisons égoïstes ou trompeuses (sic). Le terme est souvent utilisé dans des contextes religieux, faisant parfois référence à des passages de textes religieux ». (Tiré de Discours sur le Mensonge de Platon à Saint-Augustin : continuité ou rupture).
De Leo Strauss :
Il a noté que les penseurs de premier rang, remontant à Platon, avaient soulevé le problème de savoir(sic) si des politiciens bons et efficaces pouvaient être complètement véridiques tout en atteignant les objectifs nécessaires de leur société. Par implication, Strauss demande à ses lecteurs de se demander s’il est vrai que les nobles mensonges n’ont aucun rôle à jouer dans l’union et la direction de la « polis ». Les mythes sont-ils nécessaires pour donner un sens et un but aux gens et pour assurer une société stable ?
De Clément d’Alexandrie :
« User du mensonge à la seule condition qu’il puisse être utile au salut de ceux qu’il enseigne… La seule aide due aux autres, au prochain, l’amènera à faire des choses qu’il ne choisirait pas d’accomplir s’il n’agissait pour eux…Le seul mensonge qu’il reconnait (Clément) est le mensonge à valeur utilitaire et thérapeutique (Pierre Sarr). »
D’Origène :
« User du mensonge comme d’un viatique et d’un remède, mais aussi aux écritures à travers les exemples des personnages bibliques qui ont su manœuvrer pour parvenir à leurs fins : Judith qui tua Holopherne en déguisant sagement ses paroles, Esther qui a caché son origine juive, et Jacob qui a obtenu la bénédiction de son père au prix d’un mensonge artificieux (Dialogue d’Histoire Ancienne, par Pierre Sarr) ».
De Saül de Tarse :
« Et si, par mon mensonge, la vérité de Dieu éclate davantage pour sa gloire, pourquoi suis-je moi-même encore jugé comme pécheur ? (Romains 3 v. 7) »
Ainsi, comment prendre au mot le religieux qui raconte l’histoire d’un peuple colonisé par ses idoles, ses pairs ou ses maîtres doctrinaires ?
MAIS IL Y A PIRE
D’aucuns voudront me rudoyer, « Charlot, ne fais-tu pas trop peu cas des mérites de nos chers historiens ? Que t’ont-ils fait de mal ? Ma réponse : non, ce n’est pas moi qui leur en veux, oyez plutôt Voltaire, Napoléon Bonaparte, Claude Adrien, Wendell Philips, et Ralph Aldo Emerson ! Ils sont presque unanimes derrière Bernard le Bovier de Fontenelle, en appui au slogan : « Qu’est-ce que c’est que l’histoire (particulièrement l’histoire ancienne), sinon qu’une fable convenue ? » Et Simone Veil ira plus loin : « Croire à l’histoire officielle c’est croire des criminels sur parole. » De Chateaubriand : « Faites attention à l’histoire que l’imposture se charge d’écrire » (Mémoires d’outre-tombe).
LE DILEMME HAÏTIEN
En tout premier lieu c’est que nous avons appris l’histoire écrite par les rejetons d’un adversaire impénitent et souvent étrangement paternaliste. On devait ou bien être dans sa salle de classe ou bien lire dans ses livres d’histoire et de géographie falsifiées. Pour ma part, c’est seulement après que j’ai quitté Haïti, et fort tard dans ma vie, que j’ai compris que même leurs cartes géographiques avaient menti. Et que toute cette gymnastique intellectuelle sus-décrite, de Platon à Jerry Falwell ou Pat Robinson en passant par Saint-Augustin, fut au service d’une culture prédatrice, mythomane et sauvage, passée pour civilisée. La plupart de nos historiens et professeurs avaient subi leur influence, ou furent prisonniers de leur enseignement, ou tout simplement, écrivaient toujours sous contraintes, parfois socio-économiques. Ainsi avoir mémorisé JC Dorsainvil, Stéphen Alexis, ou savouré les dissertations d’un Gérard Laurent, par exemple, n’a pas suffi pour délier ce carcan invisible.
À l’école primaire, fasciné par le récit et capturé par des images et des illustrations introduites à dessein, l’élève gobait tout sans poser de questions. Qui a écrit quoi, et qui ont été les informateurs ? Qu’elles ont été les autres sources disponibles mais négligées ? Les confidences furent-elles crédibles ? Les informations non codées ?
LES ÉCRIVAINS
Thomas Madiou (30 avril 1814- 25 mai 1884) :
En France, Madiou rencontra Isaac Louverture, le fils de Toussaint, qui choisit le parti de la France plutôt que celui de son père. Ce tête-à-tête alluma probablement l’étincelle qui fit l’historien. En effet, c’est après cette rencontre que, de retour au pays, Madiou entreprit d’écrire l’histoire d’Haïti (Wikipédia).
Pour cela, disent les maîtres, il puisa à profusion dans ses sources françaises. Comment eût-il été autrement ? Né 10 ans après l’Indépendance, il avait laissé Haïti dès l’âge de 10 ans pour aller étudier au Collège Royal d’Angers, et à Rennes. Toutefois, tout à son honneur, ne sous-estimant pas le mérite de la tradition orale, il interrogea des acteurs et témoins oculaires tel le vétéran Joseph Balthazar Inginac, longtemps Secrétaire général de Jean-Pierre Boyer qui demeura un quart de siècle au pouvoir en Haïti. Néanmoins, avec Madiou, nous assistons à un effort certain de réhabilitation surtout des leaders noirs de la révolution de St-Domingue, particulièrement Toussaint Louverture (Wikipédia)
Beaubrun Ardouin (30 octobre 1796-30 août 1865) :
Avec Ardouin, on a une projection panoramique qui inscrit l’épopée haïtienne dans un contexte plus large ; auprès des autres révolutions nationalistes dans les Amériques. Descendant afro-européen, Ardouin, lui, était un homme libre bien avant la révolution. Ses critiques, au nombre desquels il faut compter Hénoch Trouillot, lui reprochent de s’être fait champion des hommes de couleurs décrits comme les vrais artisans de la révolution et de l’après-indépendance (Wikipédia).
Les Frères de l’Instruction chrétienne :
Écoliers, nous récitions comme des perroquets cette phrase lapidaire de la « Petite Histoire d’Haïti par les Frères de l’Instruction Chrétienne » :
« Sans pudeur, le maître blanc exerça son droit de propriété sur les esclaves de sexe faible. De ce débordement de sensualité naquit le mulâtre de St-Domingue. Le mulâtre alimenta la classe des affranchis. »
Comment un gamin de 10 dix ou onze ans pouvait-il décoder le persiflage et la malice dans cette pirouette intellectuelle de « l’enseignant-malgré-lui » ?
Leslie François Manigat :
Mon expérience personnelle de cet historien-professeur et tribun est qu’on ne l’admire pas pour rien. Du professeur Manigat on apprend, on s’enrichit intellectuellement même si grandir à son ombre est un autre défi. C’est un érudit hors pair. Sa capacité d’analyse, d’appréhension de la réalité sur le vif est à nulle autre pareille. Il me faut pourtant oser dire que chez ce génie, l’objectivité est piégée, obnubilée par une idéologie et des convictions perfectibles. Pourquoi devrait-il tirer vanité de ce que ses ancêtres à lui n’ont pas connu l’esclavage ? Pourquoi sa méfiance maladive vis-à-vis d’une classe sociale, ou cette absence de chimie intellectuelle même avec de vrais et dévoués admirateurs, malheureusement porteurs d’un tout petit peu moins de mélanine ? « Le Pont Rouge, me disait-il, après que j’avais entrepris une démarche de réconciliation auprès de cofondateurs éconduits du Rassemblement des Démocrates Nationaux-Progressistes (RDNP), n’est pas nécessairement un pont. Il peut être n’importe quoi ! » Je lui dois certainement des informations supplémentaires qui jamais auparavant ne m’avaient effleuré l’esprit. De lui j’appris que Pétion avait toujours secrètement nourri l’idée de retourner le pays à la France… Que ce même Pétion affectionnait Erzulie ; d’où sa préférence pour le bleu et rouge comme étendard national, le bleu étant la couleur préférée de la grande déesse du folklore haïtien. Autre information : Beaubrun Ardouin savait lequel de nos deux drapeaux fut le vrai, mais que voulant rester neutre, il choisit de pécher par omission en écrivant que « le 18 Mai 1803, les insurgés (indigènes) se sont réunis à l’Arcahaie et ont créé un drapeau bicolore ».
Une recherche exhaustive impose alors que nulle source ne soit négligée. Aujourd’hui, nous sommes bombardés de narratifs imposants, les uns plus pertinents que les autres, venant de la petite histoire ou de témoins injustement écartés. Et, pour nous compliquer la tâche, les protagonistes n’ont pas laissé de mémoires écrits, à quelques exceptions près. Pourtant l’endoctrinement, le dressage, le domptage doivent céder en faveur de l’éducation vraie. Étaler au grand jour les données, et faire confiance à l’intelligence libérée, voilà ce qui peut nous faire reprendre le cap. Même l’analphabète, n’est pas nécessairement bête (Haitians unable to read... but intellectually alert » écrivait Michael Norton sur le Miami Herald, en 1987).
« By-passing the voodooist, the History detective has neglected surely very credible witnesses and History custodians.» Je demeure persuadé qu’une source crédible de données historiques se perd si on néglige le marron, le paysan et le vodouisant. Fort heureusement nous avons encore quelque chance de nous rattraper en ce sens, mais avec beaucoup de prudence, car certaines versions vodouistes au sujet de Dessalines, ou du « Bwa Kayman » se contredisent sans-cesse. À la recherche de la vérité historique, tous les témoins sont conviés et doivent être écoutés avec lucidité et discernement. En grandissant dans le Plateau Central, patelin des Batraville et des Péralte, j’entendis un jour mon père relater à ma mère selon une source crédible, que Conzé peut n’avoir été qu’un « patsy » dans son horrible histoire de trahison de l’illustre Charlemagne Péralte. Tout comme l’a été Lee Harvey Oswald dans l’assassinat du Président John F. Kennedy. En effet, expliqua mon père, Mme Péralte fut une dévote. Elle allait régulièrement à confesse. Un jour, son confesseur qui l’avait plusieurs fois interrogée en vain sur la cachette de son époux, menaça de lui refuser l’absolution. Madame céda. Nous connaissons bien sûr la suite de l’histoire.
Pourquoi tant d’efforts pour s’accrocher à la vérité ? Pourquoi est-ce si important ? Réponse : C’est parce que c’est la seule force qui assure une construction durable.
On aura beau glorifier le mérite du mythe, l’utilité de la croyance en un vecteur imaginaire (une force quelconque) pour « le construire ensemble », seules les « racines profondes et vivaces » de la vérité garantiront la cohésion nationale en permanence. « Trou manti pa fon », dit notre succulent Kreyol ! Et la sagesse bien connue de surenchérir : « vous connaitrez la vérité et la vérité vous affranchira » ; quoi qu’en pensent et disent les Voltaire, Napoléon, Fontenelles et autres mythomanes de l’utilitarisme pragmatique, en politique, en histoire comme en religion. Si je devais faire choix d’un mythe à proposer à mes sœurs et frères haïtiens, je voudrais qu’il s’apparente à ce serment entre nous : « Je te fais confiance, sans tout comprendre, car je n’ai pas le choix ; après tout, il ne me reste que toi. » Gage de l’amour de la vérité, et du désir de réussir ensemble, un tel mythe rassembleur, rend le naufrage collectif difficile.
Et notre éducation dans la vérité doit se poursuivre. Mettons derrière nous les temps du mutisme par peur de déranger ou d’encourir des pensums à réciter par cœur pour avoir osé interroger le maître au haut de sa chaire ! Questionnons tout. Exigeons l’effort d’arriver à la vérité, la seule capable de réaliser des constructions pérennes.
À l’hypocrisie et à la duplicité du cruel conquérant, devrons-nous, nègres insoumis et désormais informés, leur laisser encore le choix du narratif et de la prescription morale après le travail de titans des Anténor Firmin, Sheikh Anta Diop, Théophile Obenga, et de tant d’autres ? N'oublions pas cette assertion de Serge Gruzinski: "l'Europe a construit sa domination en écrivant l'histoire des autres".
Aujourd’hui encore, en quoi se distingue la France ? Elle ne fait que valider le mutant sauvage dans ses prétentions d’exceptionnalisme, l’américain réactionnaire (car, il y a aussi de très beaux échantillons d’homme et de femme américains), obsédée dans sa quête de contrôle absolu parce que soi-disant « siamois spirituel du peuple choisi ». La France, elle, (pas tous les français) n’a même pas encore réalisé qu’il y va de sa dernière chance de salut, de faire mea-culpa et d’embrasser, dans un repentir sincère, l’Afrique dont elle a trop longtemps trahi la trop généreuse hospitalité. L’Afrique a encore de quoi propulser une France repentante au-dessus de tout le reste, car la France est encore le creuset des grandes idées pour la transformation du monde tel qu’il devrait être sous le leadership privilégié de l’humain.
HAÏTI ET LA REPUBLIQUE DOMINICAINE
« Yo sueño con un país » est le titre d’un poème déclamé par une dominicaine, syndicaliste de la « Confederación Latinoamericana de Trabajadores (CLAT) » dans le Venezuela en 1981. Ce poème dénonce l’aliénation mutuelle des deux peuples qui se disputent l’île à cause des damnés politiciens. Le poème sous-entend que malgré l’histoire officielle, ces deux peuples seraient toujours prêts à s’entendre, à s’aimer même pour la vie. Pourtant leur pierre d’achoppement n’est pas que les politiciens ; c’est aussi et a toujours été la religion, particulièrement la religion catholique.
Déjà, quand Toussaint Louverture entreprit la première démarche pour la réunification de l’ؘîle, un texte que nous donna à traduire notre professeur d’Espagnol, et qui expliqua l’échec de la mission, s’intitulait « La Virgen Detiene A Toussaint (année 1957). » Message : Ce fut la volonté de la Vierge Marie que l’île fut à tout jamais divisée. Pourtant, interrogez un prêtre catholique haïtien : Haïti est l'heureuse protégée de la Vierge Immaculée qui la guérit de la petite vérole.
Et, puisqu’on y est, parlons encore de l’Église au moment où émergeait notre Haïti Chérie. Sous Jean-Pierre Boyer, successeur de Pétion et le seul qui eut la chance de diriger toute l’ile pendant 25 ans. On nous a très longtemps dressés contre ce président mulâtre. L’histoire officielle nous le donne comme un strapontin inutile, lamentable même. Tantôt magouilleur, déloyal, envers ses chefs hiérarchiques, obscurantiste, et réactionnaire (code rural 1826) ! Mais une histoire orale (oyez Bilolo Kongo !) circule et qui dit de cet homme quelque chose de très intéressant : À son avènement à la première magistrature de l’État, beaucoup de terres et autres biens appartenant au clergé, auraient été séquestrés d’ordre du président qui aurait pris également un arrêté d’expulsion contre des prêtres récalcitrants, surtout dans la partie de l’Est nouvellement réunie à Haïti en une seule république. Paradoxal ! puisque Boyer fut catholique, et trois fois aura sollicité en vain un concordat entre Haïti et le Saint Siège. De plus, Boyer, avant l’indépendance, fit partie de l’expédition française, envoyée par Bonaparte pour combattre Toussaint Louverture et rétablir l’esclavage. Cependant, n’y aurait-il pas lieu de réhabiliter un tout petit peu ce chef d’État dénigré ? Car il y a dans ce chapitre galvaudé matière à penser (l’anglais dit « food for thought »). Expulser des prélats, enfants de la « fille aînée du catholicisme tout-puissant » ! Quel exemple tracer contre une telle impertinence sinon qu’un coup de force dont elle se souviendra toujours ? Quatorze navires de guerre de presque toute la galerie internationale, nous dit-on, furent dépêchés vers la rade de Port-au-Prince pour forcer la main à l’impudent ? Manu militari (c’est mon opinion), l’on aurait obligé Boyer à signer la dette infernale dite de l’indépendance, et, aussitôt, comme par enchantement, le pays était prêt pour la plus étrange célébration. Tout Port-au-Prince fut en liesse, illuminé ; fanions français et haïtiens se donnant l’accolade. Vive Charles X, Vive (trois fois) l’indépendance d’Haïti, ! Vive le Président d’Haïti ! Vive le baron de Mackau » (Entre le Pape Grégoire XVI et Haïti : un beau mariage [lire Nouvelliste, 2013/05/02]) ! Si vrai, qui donc, en sous-main, organisa cet accueil fraternel ? Ou quel super magicien improvisa cette opportune célébration, le plus drôle plébiscite de tous les temps ?
À lire Beaubrun Ardouin, en effet, Il nous semble que Boyer fut un naïf de bonne volonté, prisonnier de son temps, c’est-à-dire, dépassé par les évènements. D’autres diront que succéder à Pétion et faire l’amour avec Joute Lachenais, l’auraient élevé à sa hauteur d’incompétence. En lisant les discours de circonstance avec Ardouin, il semble que ce prototype de nos chefs d’État ne fit pas le poids devant un militaire-renard de la triture du Baron de Mackau, habile jongleur de la carotte et du bâton en diplomatie, et bien imbu de la fibre sensible chez un président qui voulut se prouver chrétien. Le Baron de Mackau littéralement manipula Boyer en vantant les vertus chrétiennes du roi Charles X et les prétendues dispositions philanthropiques de l’État français. Si pour Ardouin Boyer prit les initiatives jusqu’à ordonner les festivités, si pour cet historien, la présence des militaires français débarqués ne fut pas pour intimider mais pour célébrer, pour ceux qui lisent entre les lignes, la signature de la dette de l’Indépendance fut un marché de dupes aux dépends d’un président nationaliste maladroit et extrêmement vulnérable aux flatteries.
Quand Faustin Soulouque tenta de réussir là où ses prédécesseurs avaient échoué, quand il semblait marcher vers une victoire assurée, soudain, sans raison aucune, quelqu’un fit sonner le clairon de la retraite. À qui profita le crime ? Un Fabre Geffrard, qui dès que président, cloua au pilori, dans un procès inique, dit « affaire Bizoton », la religion indigène, puis en 1860, livra Haïti, inconditionnellemnt, pieds et mains liés, au Vatican dans un concordat à bénéfice presque unilatéral.
Aujourd’hui encore, quel est le bilan de l’Église en Haïti ? Diviser et diviser toujours. Entériner les dissentions viscérales jusqu’à l’auto-anéantissement collectif. En démontrer l’évidence dans ce court essai dépasserait rapidement le temps imparti. Pour référence, soyez à l’écoute de Jean Fils-Aimé, pasteur à Montréal, tous les dimanches à 8 hres du matin ou lisez ses livres.
Nous devons réapprendre l’histoire d’Haïti. Trop de contradictions, par exemple, sur les récits et même sur l’orthographe de « Bois Caïman ». On peut faire mieux ! La vérité tout court ne peut que nous aguerrir pour la grande construction. Soyons humbles et laissons parler les faits, pas les mythes inutiles.
Feu le Dr Daniel Mathurin, crédible à plus d’un titre, a peut-être frappé trop fort en disant péremptoirement que Dessalines fut un mulâtre. Ne jouons pas aux prétendus vicaires infaillibles. Humblement et avec persévérance, faisons le pèlerinage des témoins, et sortons la vérité quelle qu’elle soit. C’est cela qu’il nous faut. Dans tous les cas, la thèse déduite sera la pierre angulaire de la bâtisse. Peut-être que la leçon sera que, héritiers d’une grande épopée, nous devons reconnaître deux sortes de mulâtres, l’un, fils dégénéré et ingrat envers sa mère, et un autre reconnaissant et vertueux jusqu’au sacrifice, tel un Salnave. Je devrais ajouter aussi un Charlotin Marcadieux, mais « chat échaudé craint l’eau froide ». Là aussi, on nous a peut-être « roulés dans la farine ». Peut-être, plutôt, que Dessalines dût son destin extraordinaire au fait que son vrai nom fut Moutu Ogoun et qu’il était né en Afrique avec, inscrit dans son ADN, le justicier nègre par excellence, présent en tout haïtien et panafricaniste conséquent.
Un dernier point et pas le moindre, une grave injustice à relever et à réparer à la faveur de l’erreur gréco-romano-judéo-chrétienne, bref, euro-occidentale : l’homme haïtien a donné tête baissée dans le mensonge universel du sexe faible. Nos mères haïtiennes ont fait plus que mériter de la patrie (en effet, en toute justice à leur rôle indéniable, on devrait parler plutôt de « matrie »). Qu’elles fussent Marie-Jeanne, Sanite Bélair, Grann Toya, Fatima, Défilé, Claire Heureuse Félicité Guillaume, Suzanne Simon, Joute Lachenais, ou ces amazones dahoméennes de la sécurité rapprochée d’un de nos plus grands chefs d’État, le narratif officiel ne leur a pas fait justice. Elles firent plus qu’accompagner les hommes dans la lutte. Nous savons aujourd’hui qu’elles furent cerveaux catalyseurs, entraîneuses dans le maniement des armes, stratèges et têtes de pont devant l’ennemi. La femme haïtienne a bien gagné ses épaulettes. Et le moment s’annonce où, comme puissance intellectuelle et force morale, plus jamais incomprise, les insoumises se relèveront pour que, avec l’Afrique en pleine renaissance, elles brandissent à nouveau l’étendard de la lutte jusqu’à la victoire finale. C’est ma prophétie de septuagénaire averti !
Nous avons besoin de notre histoire d’Haïti en plus d’une version révisée de l’Histoire générale, car :
- Ceux qui ne se souviennent plus des fautes du passé sont condamnés à les répéter.
- Quiconque contrôle votre histoire contrôle votre présent et peut-être votre future.
- Le chemin de la réconciliation est de faire face à la vérité et de construire dessus.