Croisée de fers entre un héros de la Resistance à la Dictature et un militant de la Diaspora.
Plaidoyer contre la Constitution « haïtianophobe » de 1987
Paru sur Haiti En Marche, Mars 1987
REPONSE AU au Dr. X
Par Jean-Baptiste L. Charlot
La pierre fait mal parce qu’elle tombe de hauteur. Le disserteur est une sorte de héro martyr de la cause haïtienne, un des nôtres, ou avec qui le progressiste haïtien est fortement tenté de s’identifier.
Dr X, avec les autres membres du premier CEP, suscite l’admiration pour avoir fièrement représenté cette véritable nouvelle génération du refus, et courageusement, en face de la première offensive des forces contre-révolutionnaires, personnifiées dans le tandem Namphy-Régala-Franck Romain et leurs acolytes, ainsi que les essoufflés qui avaient choisi de composer avec eux ! Lui, Dr. X, s’impose davantage à notre respect, quand il déclare publiquement, ici à Miami, qu’il était en désaccord avec l’article 291 et que ce fut plutôt par correction, en démocrate, qu’il souscrivit au verdict populaire. Mais il faut répondre au Dr X, car ses flèches de direction partent en mauvaise direction.
Pour poser la question des haïtiens naturalisés et de la double nationalité, il choisit des critères malheureusement inappropriés pour le moins qu’on puisse dire.
Essayons de répondre sans amertume, car il est très probable que le Dr X n’ait jamais assisté à une cérémonie de naturalisation ou qu’il n’ait pas eu la bonne fortune de coudoyer ou même parler à des Haïtiens naturalisés. Peut-être est-il de ceux qui croient que se naturaliser c’est cracher sur le drapeau du pays d’origine.
Sait-il que jusqu’ en 1982, beaucoup d’états, au nombre desquels la Floride, jusqu’à ce que l’on déclarât la mesure inconstitutionnelle, pour certaines professions, n’accordaient la licence de pratiquer que moyennant engagement écrit (déclaration d’intention) de se faire citoyen du pays d’accueil ? De plus, si nous devons concéder que le libellé du serment soit fort (« au moment de vous naturaliser, vous ne reconnaissez aucune autorité, n’avez d’allégeance envers aucun autre drapeau que ceux du pays d’adoption ») on doit cependant reconnaître, en toute justice, que dans le cas Haïtien, l’alternative, à savoir, le drapeau noir & rouge et Jean-Claude Duvalier, rendit la tâche aisée. D’ailleurs, n’est-ce-pas le rejet de cette alternative que consacra le 7 Février 1986 ?
En 1804, Dessalines le grand trouva le mot juste pour éviter toute discrimination entre les enfants dits légitimes et ceux que l' on s’amusait à étiqueter « les enfants de la cuisse gauche ». Ils ont tous été, dit-il, légitimés par la révolution. On l’eût vu notre Dessalines, s’il vivait encore en 1986, sauter sur l’occasion pour tenter de rapatrier toutes les valeurs haïtiennes dont Haiti a tant besoins en cette heure de déroute.
Mais, reprenons plutôt les arguments du Dr. X pour clairement expliciter notre désaccord. La question, dit-il, en substance, devrait être débattue eu égard aux considérations de la souveraineté nationale et à la lumière de nos traditions juridiques.
Premièrement, souveraineté nationale en jeu !
Quoique l’avertissement invite à prendre garde, et pour cause, le message est cependant piégé ; les exemples cités sont inappropriés. De souveraineté nationale Haiti n’en a plus. Les responsables politiques, depuis Dartiguenave en passant par Vincent jusqu’à Avril, ayant trafiqué de sa souveraineté comme d’un « droit d’aînesse pour un plat de lentille ». De cette souveraineté nationale cela fait longtemps qu’il ne reste plus que le droit de ceux au pouvoir de matraquer ou tuer les autres Haïtiens sans défense, dans l’impunité absolue ; expulser des opposants politiques, déposséder des commerçants et industriels, réduire des professionnels et techniciens au chômage absolu ou les envoyer pourrir à Fort Dimanche parce qu’ils avaient voté Déjoie ou qu’ils étaient jumellistes ou j’en passe ; massacrer des milliers de fignolistes au Bel Air, dans l’impunité ; tuer Laîné, Volel, Lafontant Joseph, Athis, Delpé etc. ; chasser des gêneurs tels que Estiverne, pour ne citer que lui, au nom de la souveraineté nationale. Tel candidat qui négocie son entrée au palais national avec des puissances étrangères, sur le dos et contre le gré du peuple haïtien, selon l’évangile des trois As (Argent, Armée, Américain), crie au scandale, insulté qu’il est devant l’ingérence étrangère dans les affaires d’Haiti par Walter Fauntroy, par ce que ce dernier, congressman noir américain, déclare savoir qui sont les assassins de Volel. La souveraineté nationale depuis longtemps n’est que cela : un orgueil mal placé qui veut qu’est à pendre l’enfant qui voit et dit que le roi est nu.
Souveraineté nationale, c’est faire brûler St Jean Bosco en plein jour, dans l’impunité. Souveraineté nationale, devrait s’entendre la mission qu’a l’état souverain de s’acquitter de ses devoirs vis-à-vis de ses ressortissants. Cette souveraineté nationale a le mandat, entre autres, de garantir le bien-être et l’intérêt général des citoyens. Certes, les intérêts supérieurs de la nation peuvent en imposer, dans certains cas, aux droits de l’individu, mais la souveraineté nationale n’est garantie que quand elle existe pour le bonheur des citoyens, cellules vitales qui doivent sans-cesse éprouver le sentiment d’appartenance à leur communauté. Voilà pourquoi la souveraineté nationale est un cri au tréfonds du cœur du citoyen avant d’être un droit de contrôle par les dirigeants. La relation entre le citoyen et son état souverain est une double équation de droits et de devoirs, sollicitude et sacrifices. En tout cas, la souveraineté nationale est loin d’être cette vocifération par nos tueurs à gage ou cette vanité de pacotille attisée par la politicaillerie comme manœuvre de diversion pour masquer des appétits de pouvoir personnel. C’est en Haiti, par exemple, que le citoyen devrait recevoir de l’état paternel ce traitement courtois et humain que semblent plutôt, avec quelques exceptions, bien sûr, lui accorder les autorités du pays d’accueil. A ce compte, même Krome Avenue Detention Center en a à remontrer à Fort Dimanche ou au Pénitencier National. Les responsables politiques haïtiens, de tradition, se cachent derrière le creux slogan de la souveraineté nationale pour faire des méchancetés à l’Haïtien.
Une nouvelle conception des choses s’impose en Haiti ; une nouvelle définition de la souveraineté nationale, du pouvoir, de l’autorité et de l’état.
Les flèches du Dr. X partent en mauvaise direction. Il cite des exemples inappropriés ! L’affaire Luders, une affaire triste qui démontre depuis longtemps la conspiration internationale ourdie contre Haiti ; car elle n’implique pas seulement l’Allemagne. Haiti se trouva en face des feux de l’Allemagne, mais dans le même camp agissaient également la France, les Etats-Unis et l’Espagne. Aucun Haïtien digne de ce nom ne saurait ne pas se sentir indigné en relisant toute l’histoire. Emile Luders, de mère haïtienne, mais de père Allemand, eut maille à partir avec la Police de Port-au-Prince, l’affaire dégénéra au point de solliciter l’arbitrage du Président de la République et, pour notre malheur, Haiti y laissa sa peau.
Maintenant, les dessous de l’affaire Luders :
Luders fut un Allemand de mère haïtienne. Probablement, il était un gars qui grandit avec le problème d’un double complexe : de supériorité, par son père, dans un système ou une société qui privilégie le Blanc sur le Noir, malgré nos protestations du contraire ; et d’infériorité par rapport à sa mère Haïtienne. En d’autres termes, il se peut que Emile Luders fût un pur produit de ces contradictions dans le tissu social haïtien.
Mais malgré l’étendu du dilemme en ce sens, il y a aussi que probablement Luders fût rebelle contre l’état de fait qu’en Haiti, un gendarme ou quelqu’un en position d’autorité, est en tout temps le maître en face du citoyen désarmé. Luders avait parfois été accusé de battre des agents de la force publique. Et ce qui déclencha l’affaire c’est le jour où il s’interposa entre son employé et un agresseur, un agent de la Police, dans une simple affaire d’écurie. Et nous savons le reste de l’histoire.
N’y a-t-il pas lieu, sans innocenter le Comte Schwerine, le capitaine Thièle et ceux qui complotèrent derrière le rideau, de conclure aussi à un certain manque de jugement et responsabilité chronique chez nos autorités et responsables ? L’histoire ne dit pas tout. Quels furent les linges sales dans l’affaire Luders ? Nos dirigeants politiques d’alors ou l’agent de police se heurtèrent-ils contre Luders parce que prisonniers de leurs mauvaises habitudes de maltraiter impunément des citoyens sans défense ?
Mauvais exemple : l’affaire Shibley Talamas !
Un homme oublie ou ignore, bon gré mal gré, le couvre-feu. Il est arrêté par la police de Kébreau, maltraité, battu jusqu’à ce que mort s’en suive. Talamas ne fut pas un espion ou un traficant de drogues ; il mourut pour avoir voulu être au chevet de sa femme sur le point d’accoucher. "La souveraineté nationale haïtienne" lui ôta la vie ; quel qu’un d’autre demanda compte et, par ce que celui là était fort, Haiti paya. Talamas, eut-il été un Haïtien, la souveraineté nationale fût restée intacte, impunie. Ceci démontre que la souveraineté nationale est le droit qu’ont les responsables politiques de disposer des vies et des biens sans être inquiétés. A bon entendeur salut !
Mauvais exemple : la Grenade !
Dit Dr. X, la présence en Haiti d’Haïtiens à double nationalité devrait faire penser au fait que, pour envahir la Grenade, le gouvernement américain prétexta que la vie des étudiants américains était en danger…que très probablement certains de ces étudiants prétendus américains étaient des Grenadiens naturalisés. Là, franchement, notre éminent collègue, à court de diagnostic, prescrit des traitements imaginaires comme jeter des coups d’épée dans les ténèbres ou, en plein jour, nous jeter de la poudre aux yeux. De bonne foi sans doute.
L’invasion de la Grenade ne fut pas vraiment déclenchée pour sauver les étudiants américains. Pas plus que 1915 ne fut imputable à la présence au pays d’Haïtiens américains. La Grenade fut envahie par ce que tel fut là le vœu de Ronald Reagan, sa clique de dures et de Madame Eugénia Charles, cette vieille mégère de la Dominique, tristement célèbre par sa déclaration que « de mauvaises élections en Haiti valent mieux que pas d’élections du tout ».
Pourquoi ces deux, Ronald Reagan et Eugénia Charles ? A cause, sans doute, de leurs préjugés personnels, leur soif de notoriété et leur anti-communisme viscéral. Et le complot aisément passa par la communauté caraïbéenne anglophone, comme plus tard celui contre nous, à l’exception de la Trinidad, en raison de la servilité générale, de la toute-puissance du dieu dollar et des intrigues de cet Alfonso Ojeda moderne de la Jamaïque, Edward Seaga. A ce moment-là eût suffi n’importe quel excuse. Quand il ne s’agissait plus de la Grenade mais d’Haiti, cas problème, non communiste, les têtes cassées n’avaient plus leur prix. Le massacre du 29 Novembre 1987, la présence de milliers d’Américains pur sang en Haiti, le matraquage, le meurtre de journalistes étrangers, ne furent pas des critères suffisants pour courir à l’aide, persuadé qu’était le leadership américain que sa force d’occupation, unilatérale, était déjà sur place, avantageusement représentée par les auteurs mêmes du carnage, également résolus dans leur mission d’abêtissement du nègre.
Pourtant ce sont ces criminels endurcis qui sont sans-cesse drapés du (faux) manteau de la souveraineté nationale. Il nous faut poser le problème des malheurs d’Haiti à partir des faits, non pas violenter la conscience des simples en faisant vibrer des fibres émotionnelles sur des conjectures improbables. Le rejet, depuis longtemps, par Haiti de la double nationalité n’a pas su empêcher la signature par Haiti du traité d’interdiction qui donne le droit à une puissance étrangère de patrouiller les eaux nationales haïtiennes et d’arrêter des Haïtiens
Ce ne sont pas des naturalisés ceux-là qui sont en train de négocier, malgré leurs protestations du contraire, la liquidation de l’île de la Tortue, pour quelques dollars de plus.
Traditions juridiques haïtiennes !
La recette proposée par le Dr. X stipule que le problème soit abordé d’après nos traditions juridiques. Voilà notre éminent collègue qui fait un tour de passe-passe digne de Houdini. Tout de go, il sort un lapin de dessous son chapeau. Traditions juridiques haïtienne, ma foi ! Pendant 30 ans vécus au pays, je n’ai vu qu’une forme de justice : celle appliquée dans toute sa rigueur contre le « sans relation », le faible, le démuni, le petit criminel de droit commun. Haiti, c’est le pays des lois injustes, importées, inadaptées à la réalité haïtienne ; depuis les lois sur la paternité jusqu’à celles sur l’avortement qui s’inspirent de la prétendue certitude que le citoyen existe dès la conception (Et, pour le dire j’invoque les déclarations d’un de nos anciens commissaires du Gouvernement, récemment sur les antennes de l’émission Natif Natal ici à Miami). Triste ironie ! Un pays de comédiens, dirait Graham Green, qui protège l’embryon et massacre la femme enceinte à coups de machette ! Demandez aux paysans de vous parler de la tradition juridique haïtienne. Haiti est le pays où l’on se fait « Champwèl » pour se faire justice. Qu’un « Gran Nèg » vous vole vos terres, vous osez le traduire en justice, c’est le tribunal qui vous assomme le coup de grâce. Vous perdez et les terres, et la liberté et, parfois la vie. Un universitaire, à moins qu’il soit à l’école de droit, pas plus qu’un lycéen, n’est imbu des dispositions de nos lois. Pourtant, quelle injustice ! C’est dans la langue comprise seulement par une minorité, dans un pays de près de 90% d’analphabètes, qu’il est écrit : « nul n’est censé ignorer la loi ».
Traditions juridiques haïtiennes ? Naturellement, il est clair que le Dr. X se réfère aux dispositions lues à travers nos multiples constitutions si semblables les unes aux autres qu’on eût dit un texte permanent sans-cesse retouché pour ne satisfaire qu’aux seules convenances de celui ou de ceux qui ont la bonne fortune d’être chefs. Et, par ce que toute constitution est une charte fondamentale, on peut, sans crainte de se tromper, dire que toutes nos autres lois sont injustes par ce que sous l’ombrelle de ces constitutions mal inspirées, aliénantes ou, tout simplement, sans prescience. Tout est à refaire, car Haiti n’est pas que victime de ceux que nous continuons d’accuser, mais aussi de ses constitutions, de ses autres lois, du système judiciaire, de nos traditions juridiques.
Que de fois entendons-nous certains de nos maîtres parler avec orgueil du code Napoléon ! Ironie du sort, Napoléon ne fut qu’un contre-révolutionnaire mégalomane qui ne voyait même pas de place sous son soleil pour un Toussaint Louverture ! Les lois haïtiennes ont été souvent écrites ou remaniées par quelqu’intellectuel free-lancing ou Lone-Ranger, ou quelques bénévoles malheureusement non représentatifs, en tout cas, jamais soucieux de consultation populaire. Le peuple souverain, par ce que pauvre, démuni, analphabète, n’a jamais été approché comme interlocuteur intéressant ou un consultant valable. Tout est venu de France ou d’ailleurs comme si toute l’élite haitienne était frappée d’infirmité intellectuelle ou comme si le peuple n’avait pas du tout d’intelligence, voire de bon sens (un journal, comme le Miami Herald, sous la plume de Michael Norton a dit cependant : « Haitians unable to read… but intellectually alert »). Pourtant, toutes ces lois visaient à régir ce peuple dans ses tâches quotidiennes, ses obligations de famille, sa vie sociale, ses options politiques. Pourquoi pas alors, au moins quelques consultations populaires périodiques ?
Tout l’exercice a consisté à faire entériner des opinions et philosophies personnelles ou minoritaires par le biais de corps législatifs moutons de panurge, souvent dominés par quelques soi-disant tribuns fourbes, corruptibles ou corrompus, à quelques rares exceptions. La tâche des élites était d’aider pour qu’il y ait une vox populi informée et responsable. Une chance unique semblait s’offrir après le 7 Février 1986, mais les nouveaux maîtres de l’heure ne l’ont pas voulu ainsi. Les nouveaux constituants n’ont pas eu la tâche facile.
Pris en triple sandwich entre les politiciens qui avaient hâte de briguer le fauteuil bourré, les irréductibles « adversaires du changement » et l’euphorie générale, ils ont délivré au peuple ce bébé prématuré : la Constitution du 29 Mars 1987, joli mais congénitalement piégé.
Dr. X, ne penseriez-vous pas qu’une rectification du tir, et avec d’autres flèches de direction maintenant serait appropriée ? Il y a bien plus d’ennemis de la patrie parmi nos présidents, nos militaires et diplomates, nos sénateurs et députés, passés et présents, nos présidentiables. N’est-il pas temps, pour le bonheur de notre Haiti en détresse, pendant que nous en sommes encore capables, vous et nous, de recourir à d’autres critères ?
Jean Baptiste L. Charlot, MD, FACOG
F I N