De Montréal

Une brève réflexion dans le cadre de la célébration du mois de l'histoire des Noirs.

 Nous avons choisi pour sujet: Des victoires arrachées, au nom de la liberté et des droits fondamentaux.

Il est difficile de parler de liberté et d'émancipation, sans effectuer un clin d’œil vers la sensationnelle épopée du peuple haïtien, qui a forgé son destin dans la tourmente de l’esclavage. Dominé, asservi, mais guidé par une volonté inébranlable, ce peuple s’est levé devant ses oppresseurs étonnés, pour proclamer qu’il veut vivre libre ou mourir. Cette déclaration surprenante, apparemment insensée, est devenue pourtant une réalité le 1er janvier 1804.

           Oui, elle est éblouissante cette grande première dans l’histoire de l’humanité ; mais dans cette circonstance, nous allons plutôt diriger notre regard vers les rives des États-Unis d’Amérique, là, où la première célébration du mois de l’histoire des Noirs a vu le jour. Dans ce grand pays capitaliste qui se veut le champion de la démocratie, nous allons considérer brièvement quelques acquis de la communauté noire, arrachés de haute lutte, dans son combat pour la dignité et ses droits les plus sacrés.

           Un peu d’histoire pour nous mettre dans le bain. L’année 1619 marque le début de l’arrivée des Noirs en Virginie. Cette population de couleur a contribué de façon essentielle à l’exploitation et au développement du pays. Cependant, tandis que les Blancs retirent des bénéfices appréciables, il n’en est pas de même pour les Noirs. Aux yeux de la majorité blanche, les Noirs étaient des êtres incultes. Plusieurs stéréotypes circulent. Les Noirs sont dénués du sens de responsabilité. Leur insouciance va de pair avec leur liberté sexuelle. Leur amour de la danse. Infériorité intellectuelle. 60% des Blancs pensent que les Noirs rient sans cesse. Les deux tiers des Américains blancs, selon un sondage, leur attribuent une mauvaise odeur corporelle. Et plus d’un tiers considère qu’ils se complaisent dans le désordre et la saleté. Ces préjugés que la sociologie et l’anthropologie dénoncent depuis des décennies ont cours, dans des proportions élevées.

            Ainsi, les Blancs, surtout dans les États du Sud, en ont profité pour garder, comme ils disent, les Noirs à leur place. Interdiction de mélanger les races. Et il faut persuader les Noirs de leur infériorité. Si les Blancs du Sud continuaient à fréquenter les femmes noires, il ne s’agissait que d’une distraction clandestine. Un amusement sans conséquence sociale. L’inverse est un crime qui mérite la pendaison ou le lynchage. L’homme de couleur était toujours perçu comme un sauvage aux pulsions sexuelles incontrôlées, dont la virilité menaçait celle de l’homme blanc.

            Or, voilà. Le 18 décembre 1865, coup de théâtre. C’est l’abolition de l’esclavage. Victoire ? Non, pas encore. Le Noir n’est libre que dans des textes de lois. La société va l’entraîner dans un labyrinthe de règlements et de procédures. L’esclavage fera place à une ségrégation légale. Les Blancs avaient accès aux meilleurs services disponibles. Dans les trains et dans les autobus, les Noirs devaient s’entasser promptement à l’arrière. Ils devaient éviter les fontaines publiques. Dans les hôpitaux, les prisons, et même dans les cimetières, ils devaient céder le passage et gagner docilement leur quartier réservé. Ils devaient soulever leur chapeau et descendre du trottoir au passage d’un Blanc. Tout Noir accusé de vol, de meurtre, d’insolence ou de viol, pouvait être lynché sans aucun jugement.

             À travers cette situation intolérable, un slogan surgit. Il faut agir pour changer l’ordre des choses. Mais quel est le téméraire qui osera prendre l’initiative dans ce combat où les rapports de force sont monumentalement disproportionnés ? Un homme, armé de son seul courage se présente. Son nom ? Marcus Garvey. Né à la Jamaïque, comme Boukman, il débarque à New York en 1916 avec un plan : ramener les Noirs en Afrique. Or, on le sait, depuis 1847, ce continent était déjà doté d’un nouvel État : le Libéria, peuplé justement de Noirs Américains. Le succès de cette initiative fut très limité. 12.000 Noirs traversèrent l’Atlantique pour découvrir que leur vie était plus difficile dans ce nouveau pays qu’aux États-Unis. Alors Garvey créa une Association appelée : Association Universelle pour l’Émancipation des Noirs. Dans un discours il disait : « Apprenez à vos enfants qu’ils sont des descendants directs de la plus grande et de la plus fière race du monde. Soyez fiers de votre race comme jadis vos ancêtres l’étaient. Rappelez-vous les jours où l’Égypte, l’Éthiopie éblouissaient l’Europe. Alors que ce continent était habité par des sauvages, l’Afrique était peuplée par une race d’hommes de couleur, maîtres dans le domaine des sciences, des arts et de la littérature. Des gens cultivés et raffinés. Comme autrefois, nous deviendrons grands. Soyons organisés, et le monde nous respectera. » C’est donc un message d’espoir et de dignité que Garvey cherchait à véhiculer dans l’esprit des Noirs désespérés. Il demeure un héros des peuples noirs à l’instar des immortels de la République d’Haîti. L’homme blanc, dira-t-il, ne doit plus faire couler le sang du Noir. Seuls les Noirs décideront de faire couler leur propre sang afin de se libérer.

             Un autre Noir est devenu célèbre à l’époque, mais pour tracer une voie triomphale à la mesure de ses ambitions personnelles et égocentriques. Un véritable Judas Afro-Américain. Ancien esclave, Booker T. Washington a réussi, à force de ténacité et de courage, à entrer à l’Institut Normal et Industrie de Hampton, en Alabama, après avoir fréquenté les petites écoles de son village. Il devint conseiller de trois présidents : William McKinley, William Taft et Théodore Roosevelt. Ses propos plaisent aux Blancs. « Nous pouvons sous toutes les facettes de notre existence sociale, dit-il, être séparés comme les doigts, mais nous unir en une main pour toute chose essentielle à notre progrès mutuel. » En fait, il prêchait ouvertement la soumission aux Blancs. En vendant ainsi son âme pour satisfaire son ego, il deviendra le premier Afro-Américain invité par un président des États-Unis, Théodore Roosevelt, à un dîner officiel à la Maison-Blanche.

             De son côté, William Edward B. Du Bois, de l’esclavage, est parvenu à la prospérité. Esprit raffiné et brillant, il est tout à fait conscient de sa formidable capacité intellectuelle. Il avait obtenu un doctorat de philosophie à l’Université Harvard, avant de poursuivre sa formation à Berlin. Il a enseigné à l’Université de Pennsylvanie et à Atlanta. Il a exercé une influence déterminante sur la sociologie, l’histoire et la littérature. Ses manières aristocratiques, son assurance sans faille, la force de sa logique et de son raisonnement, faisaient de lui le prototype de l’intellectuel contestataire. Contrairement à Booker T. Washington, il milita pour le droit de vote et la fin de toute discrimination.

           Néanmoins, pour acquérir ces droits légitimes, il faut se mettre à la recherche du pouvoir économique et politique. Mais les Blancs, surtout dans le Sud, ne feront rien pour faciliter la tâche aux Noirs. La puissance s’incarnait dans la terre. Ainsi donc, les propriétaires n’envisageaient qu’avec une réticence extrême la possibilité de vendre un peu de cette terre aux descendants des esclaves. On se battra donc avec les moyens du bord. Des poètes engagés, comme Langston Hugues, rentrent dans la mêlée. Le plus prolifique de sa génération, il voulait peindre la réalité tout en exprimant ses sentiments intimes. Il disait adieu à la docilité, aux grimaces pour amuser les Blancs. Il prêchait la dignité et s’efforçait de donner la parole aux humbles et aux oubliés.

           La lutte a continué sur plusieurs fronts. Tandis que des éminents juristes noirs font leur possible pour abattre les barrières raciales, certains pasteurs dans les églises évangéliques travaillent à la formation d’une conscience collective au sein de la communauté noire. En tête de la troupe figurait Martin Luther King, malgré les attaques, les calomnies, les emprisonnements, et les attentats contre sa personne. Dans son ouvrage intitulé : Pourquoi nous ne pouvons plus attendre, il fait valoir que c’est dans l’immédiat qu’il faut obtenir l’égalité avec les Blancs. Sa méthode est l’action directe non violente, celle préconisée par le Mahatma Gandhi dans sa lutte pour libérer l’Inde de la tutelle de la Grande Bretagne. Le 28 août 1963, il prononce un discours devant le Lincoln Memorial à Washington. 250. 000 personnes l’écoutent avec la plus grande attention. I have a dream, dit-il, : « je fais un rêve qu’un jour cette nation se lèvera et vivra le vrai sens de sa foi. Nous tenons ces vérités comme une évidence que les hommes sont égaux. Nous ne sommes pas satisfaits, et nous ne le serons que le jour où la justice se déversera comme un torrent, et la droiture, comme un fleuve puissant. »

          Cette année-là, 1963, King est nommé Personnalité de l’année, selon Time Magazine, et devient à 34 ans, la plus jeune personne à recevoir le Prix Nobel de la paix. Cinq ans plus tard, le 6 avril 1968, il est assassiné à Memphis, dans le Tennessee. 300. 000 mille personnes assistent à ses funérailles. À la demande de sa veuve Coretta Scott King, Martin Luther fit sa propre oraison funèbre avec son dernier sermon, enregistré à l’Église Baptiste Ebenezer. Dans ce sermon, il demande qu’à ses funérailles, aucune mention de ses honneurs ne soit faite, mais qu’il soit dit qu’il avait essayé de nourrir les affamés, habiller les nus, aimer et servir l’humanité.

           Il convient de souligner que c’est en 1926, que l’historien Afro-Américain Carter Godwin Woodson propose la deuxième semaine du mois de février comme la semaine de l’histoire des Noirs, en hommage à Frederick Douglas et Abraham Lincoln qui sont nés en février. Il cherchait à faire reconnaître la contribution des Noirs au développement des États-Unis. Une revendication particulièrement raisonnable, lorsqu’on regarde toutes les grandes réalisations des Noirs dans ce pays, et au-delà. Quelques exemples suffiront entre des centaines.

  1. Le masque à gaz, qui a sauvé des milliers de vie sur les champs de bataille et dans les travaux où l’on retrouve des gaz toxiques est une invention de Garrett Augustus Morgan en 1912.
  2. Le feu de circulation qui règle la sécurité routière partout dans le monde, est de lui, Morgan, en 1923.

Plus près de nous, Philip Emeagwali, Nigérien d’origine, a inventé dans les années 80, l’ordinateur de calcul le plus rapide au monde, soit 3.1 milliards de calcul en une seule seconde. Cela représentait trois fois la vitesse des super-ordinateurs du moment. Une excellente performance qui a provoqué dans ce domaine, une lutte sans merci entre la Chine et les États-Unis. Aujourd’hui, c’est le Japon qui porte la couronne, avec son calculateur Fugaru qui peut effectuer 415 millions de milliards d’opérations par seconde.

          Dr en mathématiques appliquées, Dr en génie maritime, informaticien, et inventeur multidisciplinaire, Dr Emeagwali affirme : « Dans le domaine de la science et de la technologie, ma plus grande réalisation, ce sont mes contributions au développement d’ordinateurs plus puissants. Dans l’industrie, ma plus grande réalisation est que j’ai découvert une technique de calcul électronique qui permet à l’industrie pétrolière de récupérer plus de pétrole et d’économiser environ 400 millions de dollars par champs de pétrole. Dans la société, ma plus grande réalisation est que j’ai aidé à détruire le stéréotype selon lequel, seuls les Blancs contribuent aux développements de pointe en science et en technologie. Sa femme, Dr Dale Emeagwali, scientifique Afro-Américaine de renom, multiplie les distinctions honorifiques pour ses contributions dans les domaines de la microbiologie, de la biologie moléculaire et de la biochimie. »

          La liste est longue. Ainsi donc, lorsque le 4 juillet 1976, dans le cadre de la célébration du bicentenaire de l’indépendance des États-Unis, le président Gérald Ford appelait les Américains à saisir l’opportunité d’honorer les réussites trop souvent ignorées des Noirs dans tous les domaines, il savait très bien de quoi il parlait. Le 1er janvier 2019, le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a imité le président Ford. Il a invité, lui aussi, tous les Canadiens à célébrer les contributions importantes qu’apporte la communauté haïtienne au Canada. Il était temps, car cette contribution est majeure, particulièrement pour le Québec. Dans son ouvrage, titré :  CES QUÉBÉCOIS VENUS D’Haïti, le Dr Samuel Pierre en dévoile toute la profondeur. Dans la préface, l’ancien Premier ministre Jacques Parizeau écrit : « La forme que l’on a donné à l’ouvrage met en lumière, mieux qu’une analyse savante, la richesse et la variété de la contribution de Ces Québécois d’origine haïtienne au développement du Québec d’aujourd’hui. J’ai vu pendant plusieurs années la carrière de Vély Leroy. Je l’ai vu devenir l’un des meilleurs spécialistes des questions monétaires. C’est à lui que j’ai fait appel, alors que j’étais ministre des Finances, pour analyser les options qui se présenteraient à nous dans un Québec souverain, pour ce qui a trait aux politiques monétaires.  Il poursuit dans la même verve.

            Christian Latortue a fait partie de la haute fonction publique, qui a été l’instrument essentiel de la modernisation du Québec. Il a apporté la rigueur, l’intégrité, et aussi, il faut le dire, l’enthousiasme à l’élaboration des politiques de l’État. La modernisation du Québec, c’est aussi cela. » De son côté, un autre ancien Premier ministre, Jean Charest, écrit: « Il est de ces peuples qui, en se donnant la main, se donnent aussi la chance de se réaliser et de faire avancer la société qu’ils habitent ensemble. Au cœur de CES QUÉBÉCOIS VENUS D’HAITI, Contribution de la communauté haïtienne à l’édification du Québec moderne, se trouvent des femmes et des hommes dont on ne doit oublier ni le nom, ni l’âme, ni les actions. Ce qu’ils sont, ce qu’ils ont fait et ce qu’ils font toujours dans tous les domaines de l’activité humaine est un exemple éloquent d’engagement et de détermination. C’est une source d’inspiration pour les Québécois de toutes les origines et pour tous les citoyens du monde qui croient en un avenir de possibilités dans une société heureuse de porter avec eux leurs réalisations. » Fin de citation.

           Il revient à nous de souligner le nom de celle qui fut la première à réaliser la première greffe de moelle osseuse au Québec : Dr Yvette Bonny ? Profitons de l’occasion pour placer sous le feu des projecteurs l’éminent cardiologue Jean-Claude Fouron, le Fondateur du Département de cardiologie fœtale de l’Hôpital Sainte-Justine en 1980. Le Dr Claude Jean-François, orthopédiste, a réalisé la première greffe de hanche au Québec. Le Dr Frantz Douyon a réalisé au début des années 70, le premier centre d’hémodialyse pédiatrique au Québec. Bien d’autres noms figurent sur la liste des personnalités haïtiennes, qui ont apporté leurs précieuses contributions au développement du Québec, et cela, dans tous les domaines.

           Oui, innombrables sont les contributions des Noirs au Canada. Mais, abandonnons cette digression pour retourner aux États-Unis. Le principal vecteur de l’émancipation des Noirs, prend sa source au cours de la deuxième guerre mondiale. Trois millions d’entre eux furent appelés sous les drapeaux. Ils avaient pour modèle l’héroïque Dorie Miller, simple soldat de couleur, à bord du bateau de guerre l’Arizona qui, au milieu de la panique générale, sans ordre et sans formation préalable, avait abattu au moins quatre avions japonais lors de l’attaque de Pearl Harbour. Dans le danger et l’adversité naquirent des élans d’une vraie fraternité entre les soldats, au-delà des barrières raciales. Ce fut d’ailleurs à un médecin Noir, Charles Drew, que beaucoup des soldats durent la vie, en organisant les banques de sang indispensables aux transfusions sanguines.

          Durant leur séjour sur ce continent, ils n’ont pas manqué de prêter une oreille attentive aux propos des soldats étrangers, faisant partie de la coalisation contre l’Allemagne. On parlait du respect des droits de l’homme, et des libertés fondamentales pour tous. Alors les Noirs se disaient : « Comment les Américains peuvent-ils prétendre s’ériger en leader du monde libre, tandis que des millions d’entre eux sont frappés par la ségrégation ? Nous versons notre sang, nous donnons notre vie, pour un pays qui nous considère comme des citoyens de second ordre ? » Leurs voix sont entendues par les deux grands partis politiques du pays : Les Démocrates et les Républicains. Alors, pour sauver les apparences et émerveiller les esprits non avertis, le gouvernement américain confia de hautes responsabilités à des Noirs au sein de l’ONU. Charles S. Johnson entra à l’UNESCO en 1946. Ralf Bunche prit la direction du Conseil de Tutelle. En 1947, il devint secrétaire dans le dossier de la Palestine. Il reçut le prix Nobel de la paix en 1950.

            Mais les Noirs, dans leur grande majorité, ne se laissent pas distraire par ces manigances politiques de haute voltige. Ils sont dans les rues et les revendications montent d’un cran. En même temps, le degré de violence monte aussi. Malcolm X, Martin Luther King, Robert Francis Kennedy sont assassinés. Face aux flambées de critiques qui voltigent de toutes parts, le président Lyndon Baynes Johnson a fait voter différentes lois fédérales qui mettent juridiquement fin à toutes les formes de ségrégations raciales aux États-Unis. Permettez-moi de partager avec vous cette étrange coïncidence. Le Président Johnson, en mettant fin à la ségrégation raciale aux États-Unis, a rejoint un autre Johnson dans l’histoire de ce pays : le Président Andrew Johnson, celui-là même qui a mis un terme à l’esclavage en 1865. Les deux Présidents sont Démocrates. Les deux ont succédé à deux présidents assassinés : Abraham Lincoln et John F. Kennedy. Il est de ces coïncidences qui suscitent parfois certaines réflexions.

            À côté de ceux qui sont emportés dans les turbulences, de grandes figures ont joué un rôle non négligeable dans cette victoire historique. C’est le cas de plusieurs sportifs : Mohamed Ali, Jesse Owens, Sonny Lister, Ray Robinson, Floyd Patterson, Joe Fraser, George Forman, Joe Louis. Tous, sont des champions du monde. D’autre part, beaucoup de Noirs excellent dans le domaine des Arts. La musique noire américaine exprime la créativité d’un peuple dans sa forme la plus originale. Le jazz a ainsi contribué à donner au monde entier une image plus favorable de la culture noire américaine.

          Mais l’une des plus belles victoires, c’est celle amorcée par une jeune fille de 15 ans : Claudette Colvin. Le 2 mars 1955, elle a été bousculée, arrêtée, emprisonnée, pour avoir refusé de céder sa place à une blanche dans un autobus, en violation des lois Jim Crow des États du Sud qui imposaient la ségrégation raciale dans les transports publics. Aurelia Browder, Mary Louise Smith, et enfin Rosa Parks ont suivi cette action courageuse dans la même année. Devant la détermination étincelante de ces femmes à la conquête de leur dignité et de leurs droits fondamentaux, le pasteur Martin Luther King embrasse cette digne cause. Pour la première fois, il fera appel à l’esprit de sacrifice de toute la communauté noire. Une campagne de protestation et de boycott de bus est lancée. Elle durera 380 jours. Le 13 novembre 1956, la Cour Suprême des États-Unis casse les lois ségrégationnistes dans les bus. Le 1er mars 2009, dans une entrevue accordée au Magazine News Week, l’avocat de Claudette Colvin, Fred Gray, déclare : « Claudette nous a donné à tous un courage moral. Si elle n’avait pas pris l’initiative dans cette cause, je ne suis pas certain que nous aurions pu mener à bien le soutien à Mme. Rosa Parks. » Il nous arrive parfois de penser que dans certaines circonstances, et particulièrement sur les champs de bataille, les femmes affichent une détermination et un courage si étonnant, que l’expression : sexe faible, que les hommes utilisent malencontreusement pour les qualifier, résonne comme une réelle offense.

           Aujourd’hui, malgré certaines inégalités qui perdurent, la société Afro-Américaine aux États-Unis, occupe tout l’éventail des classes sociales et les strates administratives. Deux évènements majeurs nous apportent cette conviction. 1989, un grand coup de tonnerre dans un ciel sans nuage. Colin Luther Powell est nommé Chef d’État-major de la première puissance du monde. Et en 2009, c’est le couronnement. Barack Obama est élu président des États-Unis d’Amérique. Cette phénoménale victoire, à peine croyable il y a quelques décennies, a soulevé une vague d’étonnement et d’enthousiasme dans le monde entier. Un cas spécifique caractérise bien cette onde de choc planétaire. Le Prix Nobel de la paix lui est attribué la même année. Le plus étonné de tous était Barack Obama lui-même, car tous les médias avaient déjà annoncé les noms des grands favoris, sur les 205 individus et organisations en lice. Les voici. La sénatrice colombienne Piedad Cordoba, la femme politique afghane Sima Samar, le dissident chinois Hu Jia, et le Premier ministre du Zimbabwe Morgan Tsvangirai.    

           Cette éclatante victoire, marque-t-elle le début de la liberté universelle et des droits civiques partout dans le monde ? Non. Paradoxalement, c’est dans un pays africain que l’esclavage survit jusqu’à nos jours : la Mauritanie. Néanmoins, il y a lieu de nous réjouir. En 2020, le Bénin, le Burkina Faso, les Comores, la Côte d’ivoire, le Sénégal, le Chad, et le Cameroun ont célébré le mois de l’histoire des Noirs. La lutte continue donc, et les morts violentes très récentes, sont encore dans toutes les mémoires. George Floyd, asphyxié en direct par un policier Blanc. Breonna Taylor, abattue chez elle en pleine nuit. Anthony Lowe, amputé des deux jambes, sur un fauteuil roulant, criblé de balles, dix en tout. Ces meurtres horribles et gratuits incitent à penser que ce n’est ni aujourd’hui, ni demain, que le slogan planétaire, La vie d’un Noir compte, va disparaître. Alicia Garza, qui en est la source, en 2013, après l’acquittement de George Zimmerman, le meurtrier de Trayvon Martin, le sait bien.

           Mais la plus grande douleur des Afro-Africains, c’est lorsque des Noirs se transforment en bourreaux de leurs propres frères de race. Le cas de Tyre Nichols illustre bien nos propos. Les images insoutenables du passage à tabac mortel de ce Noir de 29 ans, battu à mort par cinq policiers Noirs, interpellent la conscience de toute l’humanité. Cette monstruosité était réservée jusqu’ici aux Blancs. C’est donc une brèche qui vient de s’ouvrir à Memphis, dans cette même ville où le pasteur Martin Luther King fut assassiné. Serait-il mort en vain ? Non. Nous devons nous cramponner à l’idée qu’une fois n’est pas coutume, et que d’autres esprits tordus ne suivront pas la voie ensanglantée qui vient d’être tracée par ces jeunes criminels sans conscience et sans cœur. Dans sa douleur, la mère de la victime, Madame RowVaughn Wells dira : « C’est une honte pour les parents de ces policiers, et pour toute la communauté noire. »

            La célébration du mois de l’histoire des Noirs doit survivre dans le temps. Elle est porteuse d’un sentiment de grandes satisfactions et surtout d’espoir en des lendemains lumineux. Douloureuses sont les luttes, mais quelles[u1]  délices pour les victoires obtenues ! Et les précieuses contributions des Noirs aux États-Unis, au Canada, ou ailleurs dans le monde, constituent une source de fierté enivrante pour l’esprit et le cœur.

            Un célèbre écrivain Ivoirien, Bernard Binlin Dadié, a écrit un poème, popularisé par l’acteur et chanteur franco-Sénégalais, Brachir Touré. En voici un extrait.

« Je vous remercie mon Dieu de m’avoir créé Noir ;

  D’avoir fait de moi la somme de toutes les douleurs ;

  Mis sur ma tête, le Monde.

  J’ai la livrée du Centaure, et je porte le Monde

  Depuis le premier matin.

Trente-six épées ont transpercé mon cœur.

Trente-six brasiers ont brûlé mon corps.

Et mon sang sur tous les calvaires a rougi la neige ;

Et mon sang à tous les levants a rougi la nature.

Je vous remercie mon Dieu de m’avoir créé Noir. »

        Nous dirons que c’est une vision optimiste du poète, concernant la couleur noire. Mais ils sont légions, partout dans le monde, à voir les choses différemment, dont Langston Hughes, le grand poète Afro-Américain. Voici l’un de ses rêves, pour terminer.

                   Je fais un rêve.

  Je fais un rêve d’un monde où l’homme, ne méprise pas un autre

  Homme.

Où l’amour bénira la terre, et la paix ornera ses sentiers.

Je rêve d’un monde où tout un chacun connaîtra le doux sentier de la liberté ;

Où l’avidité ne sape plus l’âme, et que la cupidité ne gâche pas nos jours.

Un monde rêvé où, Noirs ou Blancs, qu’importe la race !

Partageront les générosités de la terre ; et que tout homme est libre ;

Où la pauvreté ne lui fera pas baisser la tête ;

Et la joie, comme une perle, accompagnera les privations

De toute l’humanité, de ce monde dont je rêve.

Langston Hughes.

  Gérard Gène


 [u1]

Leave a Reply

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.