De Montréal

L'ingratitude et la gratitude

L'ingratitude et la gratitude, deux pôles diamétralement opposés. C'est la nuit et le jour. La première attriste, blesse, démotive. La deuxième illumine, vivifie, encourage. Parler des deux à la fois, c'est un exercice exaltant. C’est savourer le miel avec un soupçon de fiel. Mettre en présence les forces du bien et du mal. Débutons par l’ingratitude.

            Les dix n’ont-ils pas été guéris ? Et les neuf autres, où sont-ils ? Luc 17 :15. C’est la question que Jésus avait posée au lépreux qui était venu le remercier pour sa guérison. Cette question illustre admirablement bien, toute la profondeur de l’ingratitude humaine. Bien plus encore, l’ingratitude la plus ignoble peut conduire jusqu’à la trahison. Un cas bien connu dans la Bible. Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? Luc 22 : 48.

           Par ailleurs, on connaît bien l’histoire de cet enfant de quatre ans qui avait réclamé une récompense à sa maman, parce qu’il avait apporté un verre d’eau à celle-ci. Alors la mère a demandé à son garçon d’essayer de calculer la somme qu’il lui doit depuis la grossesse. Souffrances à l’accouchement, les soins de toutes sortes, l’apprentissage de la marche et de la parole, les dépenses en nourriture et vêtement, les couches, l’allaitement etc. Le garçon, confus, s’est jeté dans les bras de sa mère. C’était pour lui une lumineuse prise de conscience. Combien d’enfants qui sont conscients de cette criante réalité ? Surtout ceux-là, devenus grands et instruits, qui affichent une totale indifférence et même de l’arrogance envers leurs parents.

          L’insouciance engendre parfois l’ingratitude. Néanmoins, dans la grande majorité des cas, les ingrats agissent sciemment, en toute connaissance de cause. Il arrive même que des motifs inavouables se cachent derrière l’ingratitude. Certains ingrats n’ont pas oublié les bienfaits, mais l’orgueil brise tout simplement l’élan du cœur vers la gratitude. D’autres arrivent à vendre leur conscience pour témoigner contre leurs bienfaiteurs. L’histoire romaine nous fournit un cas mémorable. Jules César, qui gouvernait l’empire romain en maître absolu, fut saisi d’horreur en apercevant son fils adoptif, Marcus Junius Brutus, parmi ses assassins. Il ouvre alors les bras pour recevoir le coup de poignard de l’ingrat en s’écriant, avant de s’effondrer : « Toi aussi mon fils ? » L’ingratitude est une véritable monstruosité. 

         Les ingrats sont de la même espèce que les bandits, et les criminels. Ils sont insensibles et ils n’ont pas de cœur. L’ingratitude se dévoile de façon individuelle ou collective. À la mort de Simon Bolivar, le grand libérateur de l’Amérique du Sud, seulement quelques rares amis et des Indiens pauvres suivirent l’enterrement. Pour subvenir aux frais de la cérémonie, il fallait emprunter de l’argent à des voisins qui le donnèrent de mauvaise grâce. (Michel Vaucaire : Bolivar). Un autre cas. Patrice Lumumba, le premier Chef d’État du Zaïre, aujourd’hui, République Démocratique du Congo, choisit Mobutu comme Chef d’État-Major de l’Armée. Résultat : Coup d’État. Son bienfaiteur fut assassiné dans des conditions épouvantables, avec l’aide de renégats africains, de la Belgique, de l’ONU et des États-Unis d’Amérique. Un autre exemple. Comme pour le cas de Mobutu, Faustin Soulouque, qui est né à Vialet, Première section communale de Petit-Goâve, nomma Fabre Nicolas Geffrard Chef de l’Armée. Trahison. Coup d’État. La même chose pour Estimé et Magloire. Aristide et Raoul Cédras. Un dernier exemple historique dans la même veine. Après la victoire de François Duvalier, certains s’attendait à ce que Roger Dorsinville continuait à agir en alter ego de Duvalier, ou qu’il devint un Premier ministre officieux. Et pourtant, l’auteur de la plupart des discours de campagne, le théoricien farouchement noiriste, fut prestement écarté du cercle interne sans équivoque, le lendemain du scrutin. Toutes les portes derrière lesquelles il patientait pour pouvoir parler à Duvalier restaient closes. Duvalier dira dans un discours un peu plus tard : « En politique, la reconnaissance est une lâcheté. »

           En revanche, il existe toute une catégorie d’hommes et de femmes qui éclaire l’univers de la gratitude. Choisissons quelques cas entre mille. Après l’attentat contre les enfants du président François Duvalier, au Collège Bird, plusieurs officiers furent arrêtés dont l’ex-colonel Max Alexis. Celui-ci eut la vie sauve grâce à l’intervention du Colonel Gracia Jacques. Le Tout-puissant Commandant de la Garde présidentielle se souvint d’un moment dramatique vécu au Borgne, en 1947, en compagnie d’un jeune officier. À cette époque, le caporal Jacques, inculpé de meurtre d’une femme enceinte, avait pu échapper aux rigueurs de la Cour martiale, grâce à l’intervention décisive du sous-lieutenant Alexis. Le colonel Gracia Jacques eut souvenance de l’incident du Borgne. Il fit jouer en faveur de son homologue retraité les bienfaits de la reconnaissance. Le colonel Max Alexis put regagner sa demeure, escorté par des officiers de la Garde présidentielle. Quelques mois plus tard, il put s’embarquer pour l’exil.

           Des recherches ont prouvé que démontrer sa gratitude et accomplir de bonnes actions, améliorent le moral et a d’autres effets positifs sur la santé. Le bonheur et la satisfaction à l’égard de la vie ne sont pas loin, explique Willibald Ruch, professeur de psychologie à l’Université de Zurich. Celui-ci a étudié les traits de caractères positifs comme l’humour et la gratitude. Il est possible de provoquer des changements bénéfiques dans sa vie en faisant preuve de reconnaissance. C’est un sentiment créateur de bien-être. La gratitude, c’est se sentir reconnaissant pour ce qu’on a vécu, ou ce qui est arrivé. Il est impossible de l’éprouver seul. Elle implique toujours une intervention extérieure de proches, d’inconnus, ou d’une Puissance supérieure. Selon M. Ruch, elle est intimement liée à notre rapport aux autres, à un sentiment de connexion avec ce qui nous dépasse.

            D’autres études apportent la certitude que manifester sa reconnaissance, augmente le bonheur, diminue la tension artérielle, améliore le sommeil, consolide les relations interpersonnelles et atténue la dépression et la douleur. Sans compter que ces effets sont durables. Des chercheurs canadiens ont constaté qu’écrire des mots de remerciement, ou accomplir de bonnes actions sur une période d’à peine six semaines, pouvait améliorer sa santé mentale, diminuer la douleur physique, augmenter l’énergie et permet d’être quotidiennement plus actif sur une période de six mois.

            Ce domaine d’étude étant relativement nouveau, les chercheurs tentent toujours de préciser le lien à effet entre la gratitude et ses bienfaits pour la santé. Les humains les plus enclins à la gratitude dorment mieux, mais on ignore pourquoi, précise Alex Wood, professeur De psychologie et directeur du Département de Sciences du comportement à l’Université de Stirling en Écosse. Par contre, des chercheurs suédois ont constaté que des sujets de 77 à 90 ans qui adoptaient une attitude reconnaissante à l’égard de ce que la vie leur offrait, étaient moins portés à s’appesantir sur la crainte de s’affaiblir physiquement. Selon Helena Hörder, directrice de l’étude et chercheuse à l’Université de Göteborg, face à ce qu’ils ne peuvent changer, ils préfèrent apprécier ce qu’ils ont, et se réjouir de chaque chose positive : pouvoir marcher sans aide, être autonome, être en vie. Peut-être cela fait-il naître une confiance en soi qui les rassure quant à leur capacité de surmonter les épreuves et les incite à se concentrer sur ce qui est important.

            De son côté, Jo-Ann Tsang, professeur adjointe de psychologie à l’Université Baylor, au Texas, indique qu’un mot de remerciement, ou bénéficier d’un acte de bonté, déclenche des émotions positives quand on s’en aperçoit. D’autres études confirment que le bénéficiaire d’une bonne action ou de remerciements inattendus est plus porté à rendre la pareille ou à se montrer lui aussi charitable. Un sentiment réciproque de gratitude peut aussi consolider une relation. Quand on se sent valorisé par l’expression régulière de reconnaissance de son conjoint, on est soi-même plus enclin à en faire preuve, ce qui renforce le couple.

            L’ingratitude dénature l’être humain, car même les animaux savent démontrer de la gratitude à leur façon. Soyons donc du côté de ceux qui pensent que le don naît d’un cœur plein de gratitude, et qu’il faut vivre dans un sentiment permanent de reconnaissance pour tous les bienfaits que nous recevons dans notre existence.

Gérard Gène

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