SI J’ÉTAIS PRÉSIDENT !

Gabriel Guillaume

Attention! Attention! Attention!

Chers amis lecteurs, surtout, ne vous méprenez pas!

N’oubliez pas que, malgré la misère et les opprobres, l’humour demeure l’une des caractéristiques essentielles de ce peuple haïtien dont je fais définitivement partie. Le titre de ce chapitre peut prêter facilement à équivoque, surtout comme tout le monde le sait : Pratiquement tous les haïtiens, toutes catégories confondues, cultivent des ambitions politiques.

La plupart des démarches intellectuelles de ce genre que je soumets présentement à votre sagacité, sont souvent teintées de perspectives politiques qui, parfois, n’ont rien de malicieux. Mais, mon souci premier, ma préoccupation profonde est exactement  de participer, à ma manière, à cette réflexion profonde qui semble caractériser, ces temps derniers, nos compatriotes utilisateurs de la pensée, pour appréhender et définir la réalité haïtienne dans toute sa complexité, tout en essayant  de proposer des solutions concrètes pour son authentique épanouissement. 

A ce moment, il me revient à l’esprit “ ces mots forts et tranchants, expressions de mon âme” que j’ai insérés dans  mon poème « PRINCESSE AUX GRANDS YEUX NOIRS » :   

                   

J’irai au fond de toi quêter mon innocence,

Ma grâce originelle,

Pour parler sans pécher

Au banquet des Paroles

Que psalmodient tes fils sur une partition neuve…”

Je tiens à participer concrètement à ce concert de la conscience qui met en évidence toute la beauté aussi bien que la misère de ce petit pays doté d’un si grand destin. Alors nous ne pouvons décemment nous contenter de dire, de nous apitoyer, de produire des complaintes. En effet, il est plus que temps de briser ce cercle vicieux qui entraîne notre pays et notre peuple dans un abîme sans fond. 

Il est vraiment essentiel de laisser dormir en paix nos ancêtres afin qu’à notre tour nous puissions vigoureusement et avec détermination ressusciter en nous et autour de nous ces valeurs nobles de dignité et de liberté, de clairvoyance et de perspicacité, d’honneur et de respect qui les ont caractérisés, afin que :

Notre verbe se fasse chair chez nous

Et donne à notre peuple une ossature humaine…”

Voilà mon ambition ! Que la musique commence !

Concrètement, Président ou pas, tout haïtien qui, comme moi, a ce privilège de pouvoir réaliser cet examen de laboratoire et essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de cette réalité complexe qu’est notre peuple, tout haïtien devrait, d’une façon ou d’une autre, mais de manière honnête et lucide, entrer dans la danse. Ceci, afin de  faciliter l’émergence d’une pensée nouvelle, capable de régénérer notre univers délabré et moribond.

Univers délabré et moribond. La Saline, Raboteau, Cité Soleil, La Fossette, Ravine Pintade, Corridor “Bwatchenn”, Cité de Dieu, Cité Liberté, Cité ”Katon”, Vallée du silence, terribles évocations dans l’histoire macabre du pays d’Haïti. Elles poussent comme des champignons, ces cités sans visages, surpeuplés de “zonbi”. Laboratoires de l’Absurde, intolérable dilemme humain au siècle de l’électronique, ces bidonvilles immenses deviennent des recettes idéales pour politiciens démagogues, “gwo pale, ti fezè”, (parler beaucoup, mais agir très peu),  pour touristes-rapporteurs en quête d’inédits, pour magouilleurs de tous poils à la recherche de main-d’œuvre disponibles pour tous les coups. Il est à souhaiter que l’Absurde explose, pour provoquer ce nouvel enfantement qui rendra toutes choses nouvelles. 

Visitons un bal parmi tant d’autres.

LA RONDE CONTINUE AU BAL DES SALINIENS

En plein jour dans le noir,

Sur un plancher de boue,

Je suis allé danser au bal des Saliniens.

Je suis allé danser,

Danser la ronde noire,

Dans la cité perdue,

Aux sons de la misère.

Au casino du crime,

Anonyme,

Sans victime,

Le sang noir du damné

Ne gifle pas, ne soufflète pas.

Sous les fines morsures du criminel sans nom.

Dans la cité perdue,

Tracée de rues sans nom,

Dans la cité perdue,

Au bal des Saliniens,

Je suis allé danser la ronde immense et noire;

Sur l’air des trépassés et la chanson des quatre vents,

Quatre vents de l’été et quatre vents d’hiver,

Quatre vents des quatre saisons.

La ronde se poursuit,

De plus en plus cruelle,

De plus en plus mortelle.

Notes baroques et sons amers!

Notes baroques et sons amers!

Que ces ventres de femmes trimbalant leurs captifs,

Ne se souvenant plus de ces cris caverneux,

De ces bras d’hommes pesants

Qui les ont renversées dans une nuit quelconque…

Notes baroques et sons amers!

Notes baroques et sons amers!

Que ces enfants crasseux discutant à des mouches

Des bourgeons de patate ramassés dans la boue.

Notes baroques et sons amers!

Que tous ces corps sans face

Qui mâchent le dégoût en transpirant l’ordure,

Ne pouvant se payer le luxe de la dignité.

Notes baroques et sons amers!

Dans la cité perdue,

Au bal des Saliniens.

Et la terre est mouillée,

Des enfants ont germé.

Le temps coule aisément sous les pas des saisons.

Le glas des condamnés sonne sans rémission.

La ronde se poursuit sans rime ni raison.

Les fruits sont mûrs et les filles sont belles;

Il faudrait se hâter, la saison est nouvelle.

Mais on ricane encore au milieu du chantier,

Dans la cité perdue, au bal des Saliniens.

L’on ricane et l’on danse,

Dans l’inachèvement d’une genèse morte…!

La ronde se poursuit,

Aux sons de la misère,

Attendant dans la glaise le souffle de l’esprit,

Pour cet accouchement d’une Harmonie humaine,

Dans la cité perdue,

Au bal des Saliniens.

En plein jour dans le noir,

Je suis allé danser au bal des Saliniens.

Je suis allé danser la ronde immense et noire.

Ils danseront un jour une Harmonie Humaine.

GTG  Mars 1968

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